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« Savais-tu que dans l’Antiquité, tant que l’humanité était cantonnée à la Terre, avant qu’elle ne colonise le système solaire, c’étaient les hommes qui avaient le pouvoir.

- Ridicule, répondit Ald. Comment une société pourrait évoluer sans la vision féminine ? Comment une société peut-elle être juste sans la probité des femmes ? Pire, comment imaginer l’humanité dirigée par les passions violentes des hommes ?

- Et pourtant… C’est la nouvelle théorie en vogue parmi nos historiens. Ils se basent notamment sur des recherches linguistiques. Tu vois, nos plus grands linguistes se sont toujours demandés pourquoi nous disons « Hommes » pour parler de l’humanité.

- Tout le monde sait que c’est une façon pour les femmes de se moquer de nous, elles flattent notre vanité pour que nous ne nous sentions pas inutiles dans la société.

- C’est la théorie populaire, dit Grand-Père. Mais avec l’âge on finit par se rendre compte que les femmes ne sont pas moins vaniteuses que les hommes. Alors pourquoi auraient-elles donné aux hommes ce mot si important ? »

Ald regarda sur son écran mural les étoiles qui devaient briller à l’extérieur du vaisseau. Les boules de feu posées sur le tissu de l’espace l’aidaient toujours à réfléchir. Il aperçut un point brillant qui se déplaçait au milieu des étoiles immobiles. Cela devait être leur destination : la station orbitale terrestre.

« Si les hommes avaient le pouvoir avant la colonisation, cela veut dire que les femmes leur ont pris ce pouvoir, raisonna-t-il.

- Exactement, reprit Grand-Père. Sois heureux qu’elles ne cherchent pas à utiliser tout leur pouvoir. Car si elles ont pu prendre le pouvoir aux hommes, essaie d’imaginer à quel point leur pouvoir est encore plus formidable que celui que l’on voit. »

 

L’énorme vaisseau qui transportait Ald et son grand-père déploya ses immenses voiles et appela la station orbitale de la Terre. En réponse, un faisceau de lumière vint frapper le textile et le vaisseau commença à freiner. Tous les passagers étaient assis dans le module de freinage. Malgré les énormes amortisseurs dont était doté ce module, la décélération fut brutale et les corps encaissèrent un choc terrible. Ald se souvenait que l’accélération avait été une véritable torture. Mais soit les deux ans de trajet en avait atténué la redoutable souffrance, soit la décélération était beaucoup plus dure. Un voyage spatial ne se faisait pas sans une excellente raison. Outre les chocs de début et de fin de voyage ainsi que les risques liés au bombardement continuel de radiations, le temps moyen d’un trajet suffisait à décourager la plupart des aventuriers en herbe.

 

Pour Ald et Grand-Père, c’était une offre de mariage qui avait rendu le voyage nécessaire. La mère d’Ald, matriarche de sa famille, était décédée dans un accident spatial. Bien qu’à la tête d’une immense fortune, il était difficile pour deux hommes de trouver leur place dans ce monde de femmes. Leur salut était venu d’une offre de mariage d’une famille de la haute aristocratie sur Terre, reçue quatre ans plus tôt. Ald avait 13 ans à l’époque et il vivait sur Encelade, l’une des lunes de Saturne, perle de la colonisation humaine.

 

Grand-Père avait alors affrété un vaisseau de transport pour retourner sur Terre. Mais un tel voyage coûtait immensément cher. Il avait fallu attendre deux ans avant de trouver la centaine de milliers de passagers qui rendrait le voyage rentable. Il n’y avait pas beaucoup de personnes qui étaient prêtes à retourner tenter leur chance sur la Terre, mais Ald et Grand-Père ne venaient pas d’une famille de marchands pour rien et il était hors de question de laisser passer l’occasion de faire un profit.

 

Une fois le vaisseau plein, il avait été lancé à une vitesse folle vers Saturne. Ald avait pu profiter une dernière fois des majestueux anneaux sur les écrans tandis que le vaisseau utilisait l’attraction gravitationnelle de la géante gazeuse pour, telle la pierre d’une fronde, se propulser vers l’intérieur du système solaire.

 

Deux ans plus tard, ils arrivaient enfin à destination. Ils accostèrent sur la station orbitale, joyau technologique vieux de plusieurs siècles, bien avant que les guerres au sol ne détruisent tout ce qui faisait la puissance de la planète mère. Ald avait alors 17 ans et il s’apprêtait à se poser sur la planète la plus dangereuse du système solaire.

 

La première chose que nota Ald fut le hublot. Les vaisseaux spatiaux n’étaient pas conçus pour le tourisme et des hublots étaient un luxe superflu. Pendant tout le trajet, ses seules lucarnes sur l’extérieur étaient des écrans qui projetaient ce que les caméras captaient. Pour la première fois depuis deux ans, Ald pouvait voir l’extérieur, sans intermédiaire artificiel. Il se précipita, ainsi que tous les passagers du vaisseau de transport, ce qui amusa grandement les techniciens de la station. Pour la première fois de sa vie, il posa les yeux sur la Terre, la magnifique et si fragile boule bleue qui avait vue l’humanité naitre et prospérer.

 

« Ce hublot est la preuve de l’ancienne puissance terrestre, indiqua Grand-Père. Un luxe inutile que seuls pouvait se permettre le gouvernement colonisateur.

- De plus, continua Ald, imposer ainsi la planète comme première vision après les longs voyages spatiaux crée un sentiment d’humilité chez le voyageur.

- Très perspicace, remarqua Grand-Père dans un grand sourire. »

 

De la station, le meilleur moyen de descendre sur la planète était d’utiliser l’ascenseur. Ils prirent place dans une vaste cabine qui se mit à descendre, par effet magnétique, le long de quatre piliers. Ald se dirigea vers un poste d’observation. Il eut un moment d’appréhension en posant le pied sur le sol en plastique translucide, mais la vision qui se proposait sous lui était irrésistible. Il pouvait voir les quatre piliers plonger vers la planète bleue et se perdre dans un banc de nuages cotonneux. Il pouvait apercevoir le continent africain dans la courbure de la planète. L’immense tâche jaune du désert s’opposait à la luxuriante forêt congolaise. L’Océan Atlantique, à cette hauteur, semblait être d’un calme hypnotisant. Puis il aperçut leur destination : la pointe du Brésil. L’ascenseur poursuivait sa descente prodigieuse. Il traversa la couche nuageuse et l’Amazonie lui apparut enfin.

 

L’ascenseur termina sa course dans la ville appelée Belém. Ald avait aperçu les fortifications qui entouraient la ville et qui séparaientt le port spatial de la jungle tropicale. Les immenses murs et les tours de guet lui rappelèrent que la Terre était devenue un champ de bataille perpétuel et que les installations telles que celle-ci devaient être constamment surveillées et défendues. Et puis les portes s’ouvrirent.

 

A sa première inspiration, son nez explosa. Il ne pouvait s’empêcher d’éternuer. L’atmosphère terrestre était trop riche en odeurs et en particules de toutes sortes. Encore plus au milieu de ce climat tropical. Après une vie entière à respirer les gaz recyclés et aseptisés des colonies, la Terre s’imposait d’emblée aux voyageurs. Grand-Père, ainsi que l’ensemble des passagers de l’ascenseur, était aussi plié en deux par les éternuements. Peu à peu, les riches odeurs furent moins une brûlure au fond de leur nez et les parfums enivrants firent tourner les têtes. Ald cligna plusieurs fois des yeux, sa vision se brouillait et les larmes lui coulaient sur les joues tandis que l’atmosphère s’immisçait au fond de chaque partie de son corps. « La Terre reprend possession de ses enfants », se dit-il.

 

Au passage des douanes ils retrouvèrent un ancien frère d’arme de Grand-Père. Bien qu’étant inférieurs aux femmes, les hommes n’en faisaient pas moins de bons soldats. Surtout dans l’infanterie. Léo les attendaient au spatio-port de Belém depuis quelques jours. Les transports spatiaux n’avaient pas de date d’arrivée précise et les transports terrestres étaient encore pires. Grand-Père et lui se saluèrent d’une poignée de main sobre mais chacun avait des larmes dans les yeux. Ald tendit sa main à son tour. Il serra tranquillement la main du vieil homme en le regardant droit dans les yeux : une poignée de main franche et honnête. Léo regarda en direction de Grand-Père et, sans échanger un mot, les deux hommes se dirigèrent naturellement vers la table la plus proche. Ils s’y assirent posément, déposant du même coup la charge qui semblait peser sur leurs épaules de vieux hommes. Ils souriaient et lorsque la première de multiples tournées de bière chaude arriva ils semblaient avoir rajeunis de près de cinquante ans.

 

Lorsque le flux d’alcool se calma par manque de souvenirs à continuer à partager, Léo leur expliqua que leur destination finale se trouvait sur un autre continent, en Asie occidentale et que le prochain transport n’étant prévu que le lendemain. « Cela nous laisse largement le temps de constituer une nouvelle garde-robe pour le jeune homme » dit-il dans un sourire cabotin. Ald ne se méfia pas de ce sous-entendu malicieux et répliqua qu’ils avaient emporté suffisamment de bagages. « Les pantalons et les vestes sont certainement courants dans les colonies. Sur Terre, ils sont tolérés pour les personnes d’un certain âge, mais si tu veux une chance de courtiser ta promise, il va te falloir des robes ! »

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