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La mer était noire cette nuit. Malgré l'éclat du Lune, Lilandel, reine des habitants d'Edhelin, ne pouvait apercevoir les formes des rochers et de la baie qu'elle connaissait si bien. Les vaguelettes venaient lécher en clapotant le ponton léger sur lequel elle attendait. Elle était née pour être reine, gracieuse et élancée, Lilandel avait en elle l’autorité de commander. Ses yeux avaient la beauté, l’immensité et la puissance pacifique de l’océan les jours calme. Mais son regard pouvait couver une tempête aussi dévastatrice qu’un ouragan et les sujets de Lilandel avaient l’habitude de dire que les yeux de leur reine pouvaient commander aux orages. Ce soir, les yeux de Lilandel étaient bleu-gris comme une mer que les vents et les courants remuent en sens contraires. Un froissement de tissu lui fit tourner la tête et elle vit sa fille, Sihata, qui descendait les marches gravées dans la falaise pour venir se tenir à côté d'elle.

« Il n'est pas encore en vue ? demanda Sihata.

- Non, mais on ne voit pas au loin ce soir. Il peut être plus proche que nous ne l'imaginons. »

Sa fille lui rendit son sourire et tourna la tête vers la mer, le regard porté vers l’horizon.

 

Le ponton sur lequel elles se trouvaient avait été construit au pied de la falaise. Leur peuple avait patiemment laissé sa marque dans la pierre afin de former un escalier menant à ce petit ponton qui se nommait Beyin Nero, la porte de l'eau. Le port se trouvait un peu plus loin au fond du golfe, là où la falaise s’abaissait pour rejoindre une petite vallée. L'escalier de pierre menait directement au cœur d'Edhelin, la ville de son peuple, construite au-dessus du golfe et Beyin Nero avait été construit afin de faciliter l'arrivée des voyageurs avant que les bateaux aillent se reposer dans les eaux protégées du port. Le regard de Lilandel s'arrêta sur les arbres qui s'élevaient des deux côtés de l'entrée de celui-ci. Ils semblaient comme sortis de la mer. Deux arbres millénaires, immenses d'épaisseur et de hauteur, au feuillage constamment touffu et sombre quelle que soit la saison et qui cachait les installations défendant le port. Là où des peuples plus pressés auraient empilé des pierres les unes sur les autres ou assemblé des troncs pour construire d'imposantes tours, le peuple de Lilandel et Sihata avait le temps de laisser grandir ces colosses naturels. Son peuple avait le temps d'utiliser la nature, son évolution et sa croissance plutôt que de chercher à la plier à ses désirs. Oui son peuple avait le temps et Lilandel attendait. Pourtant, plus elle attendait, plus elle s'agitait. Car cette nuit le temps pressait.

 

Enfin un éclat perça la nuit. De l'éclat naquirent des flammes et bientôt ces flammes éclairaient le bateau qu'elles attendaient si ardemment. Comme Lilandel l’avait prédit, il était plus proche qu'elles ne le pensaient. Le bois qui le constituait et le tissu de ses voiles semblait avaler la lumière pour mieux se camoufler dans la nuit. Ce n'est qu'au moment où la lumière éclata que le bateau se laissa voir. Son étrave était si fine et les planches de sa coque si lisses, que l'eau glissait sur lui sans que son avancée ne provoque un son plus fort que le clapotement des vagues. S'éclairant grâce au feu qui brûlait à sa proue, le bateau s'approchait du ponton. Lilandel et sa fille pouvaient voir une silhouette debout sur la proue juste à côté des flammes et qui se tournait vers l'équipage pour donner la direction. Lentement la proue s'approcha du ponton et d'un pas, la silhouette passa des planches du bateau aux planches du ponton.

« Nous t'attendions Nienor », et celui que Lilandel avait ainsi interpellé s'avança vers elle.

Il rabattit sa capuche dans son dos, s'inclina pour saluer sa reine et se tournant vers Sihata la salua à son tour d'un sourire.

« Bonsoir à vous mes dames, j'ai fait aussi vite que j'ai pu mais les vents ne soufflent pas toujours dans la bonne direction.

- Une compagnie d'hommes sera bientôt dans notre forêt, reprit la reine. Arme les eterias et va avec Sihata, elle t'expliquera en chemin. Assurez-vous que leur chef soit devant moi demain à la première lumière du jour. »

Nienor ne put s'empêcher de s'exclamer en riant.

« Encore une fois, il semble que j'arrive avec la tempête sur mes talons. »

Elles sourirent. Elles connaissaient bien sa malice et son amour du rire même dans les heures les plus graves. Lilandel laissa passer cet instant de gaieté.

« Va mon ami, pressez vous tous deux, finit-elle par dire. Car j'ai bien peur que cette fois-ci tu ne sois arrivé sur les ailes de la tempête, en pleine tourmente. »

Belhalid frissonna. Il avait la nuque encore engourdie. Il se força à se secouer pour chasser le froid qui engourdissait encore un peu ses muscles. Il venait du sud du pays et là-bas les matinées étaient moins fraîches. Chez lui, il était l’amharis, le chef de troupe. Il avait été appelé avec ses hommes pour remettre en état cette vieille forteresse qui était l’un des points les plus vulnérables du royaume de Dorina. Cela faisait maintenant un an que sa garnison de deux milles hommes avait pris ses quartiers et qu’ils renforçaient le mur et la tour. Les travaux étaient presque finis. Encore quelques aménagements intérieurs pour soutenir un éventuel siège et la forteresse Haris el Moseda serait de nouveau à même de garder la frontière entre Dorina et son grand voisin du nord, Argawen.

 

Il se passa les doigts dans les cheveux, masse noire et bouclée, se leva et entama son rituel matinal. Il prit le pichet déposé à sa porte par les intendants, but quelques gorgées de l’eau fraîche qui venait du puits central et versa le reste dans une vasque. Il avait acheté cette vasque dix jours après son arrivée à la forteresse, à des marchands de passage. C’était un bel objet de bois très clair et dont l’extérieur portait des motifs forestiers en cuivre. Il s’arrosa le visage et se passa la main sur les joues. Plus jeune, il portait une barbiche au menton mais depuis son arrivée à l’Haris el Moseda, il avait moins de temps à consacrer à l’entretien de cette fantaisie. Sans miroir, la toilette matinale était dépendante de sa capacité à se raser au toucher. Une fois satisfait, il enfila sa tunique par-dessus son pantalon bouffant, ajusta sa ceinture à laquelle pendait son sabre et sortit pour sa tournée matinale de la forteresse.

 

En sa qualité d’amharis, il avait été nommé commandant de la garnison mais la plupart des hommes qui l’avaient suivi du sud continuaient de l’appeler affectueusement de son ancien grade. Il prenait toutefois ses nouvelles responsabilités très au sérieux, c’est pourquoi il se forçait à se lever au petit matin. Tous les jours il commençait sa tournée de la forteresse par un tour aux cuisines. Il y discutait avec les intendants des provisions puis prenait une gourde d’eau fraîche pour la journée et sa part de gâteau de semoule à l’orange. Il passait ensuite devant les baraquements pour saluer les hommes qui se réveillaient et partager quelques instants avec eux. A cette heure-là, le ciel commençait à pâlir à l’horizon, signe que la Soleil allait bientôt commencer son ascension. Il pouvait rester longtemps pour discuter avec ses hommes, écouter les nouvelles de ceux qui avaient reçu une lettre de leur famille restée dans le sud, ressentir l’ambiance qui régnait au sein de sa troupe et surtout se montrer au plus près des soldats. En tant que commandant, Belhalid se devait de garder le respect et la confiance de ses hommes. Il savait que cela passait par un délicat équilibre entre l’autorité et la fraternisation. Pour finir sa tournée matinale, il suivait les cinq hommes qui partaient prendre la relève de ceux qui avaient monté la garde en haut de la tour.

 

L’Haris el Moseda avait été construite à la base d’un très grand mont appelé le Mutahuatek, le Solitaire. Il servait de point de repère pour marquer la frontière entre Dorina et le royaume ennemi d’Argawen. La forteresse, blottie dans le giron du Mutahuatek, était tournée vers le nord, vers les éventuels assaillants. Belhalid et la relève se dirigèrent vers le fond de la forteresse, là où le mont sortait de terre pour s'élever vers le ciel et ils commencèrent l’ascension qui les mènerait à la tour de garde. Le chemin était raide. Par endroits, il était gravé dans la roche. D’autres passages avaient été maçonnés pour faciliter la montée. Le long du chemin escarpé, des gravures dans la paroi attiraient l’œil des soldats qui montaient. Les hommes des garnisons précédentes qui, en temps de paix, n’avait pas eu besoin de se conformer à la même discipline de fer. Ces soldats avaient marqué leur lieu de vie de leur passage et laissé dans la roche le testament d’années plus douces. On trouvait sur ce chemin de pierre des gravures représentant la vie quotidienne de la garnison ou des représentations des villes lointaines d’où étaient originaires les soldats. Dans un des nombreux tournants qui parsemaient l’escalade, un soldat plus talentueux que les autres, avait sculpté une sentinelle d’un réalisme stupéfiant. Légèrement adossée à la paroi, la sentinelle semblait garder un œil paresseux sur les allées et venues des soldats. Sa mise, armure et casque, permettait de l’identifier comme la représentation d’un soldat de l’époque d’Ar-Gartil empereur d’Argawen, qui avait régné six cents ans plus tôt.

 

A cette lointaine époque, Argawen était un grand empire. Il régnait sur les lointaines terres du nord qui seraient abandonnées lors de la décennie froide. Onze ans pendant lesquels les glaces avait étouffé les provinces septentrionales de l’empire plus de sept mois chaque année. Le froid avait tué les récoltes et les habitants affamés n’avaient eu d’autre choix que d’émigrer vers le sud. Le traumatisme avait été tel qu’il fallut un siècle avant que les aventuriers ne recommencent à partir à la découverte de ces territoires devenus vides. La recolonisation commença quelques temps plus tard et aux temps de Belhalid, il n’y avait toujours que deux villes prospères dans les immenses provinces du nord.

 

Aux temps d’Ar-Gartil, Argawen contrôlait aussi le territoire de Vale, à l’ouest du fleuve Sareth. Ce fleuve qui prenait sa source loin au nord, dans la sombre et dense forêt qui bordait les anciennes provinces septentrionales d’Argawen. Au milieu des arbres, il était profond et large mais au cours de son périple vers le sud, il passait entre la chaine de montagnes des Zadhras et les monts noirs. Les cours d’eaux impétueux et les cascades frivoles qui en dégringolaient les flancs, alimentés par les neiges éternelles qui en blanchissaient les sommets, se jetaient alors dans le fleuve. Et si au nord le fleuve était calme et navigable, le long des montagnes il devenait vif et impétueux. Comme s’il se cabrait pour désarçonner les hommes qui se seraient aventurés dessus. Après les montagnes, le Sareth venait couper l’immense plaine qui s’ouvrait devant lui en deux, à l’est Argawen et Dorina et à l’ouest Vale. La largeur de son lit en rendait la traversée aventureuse même si les flots y étaient plus calmes rendant de nouveau la navigation vers l’océan possible. C’est grâce au Sareth que Vale avait toujours jouit d’une certaine autonomie dans l’empire.

 

Quand Belhalid arriva au sommet de la tour de garde, les premiers rayons de la Soleil commençaient à couronner les sommets de la chaine de montagnes à l’est. C’est dans cette direction qu’il tourna son regard, vers Al-Zimma, capitale de Dorina. Bâtie aux pieds des montagnes et blottie contre le lac Fidha. Comme chaque jour, il chercha à apercevoir l’éclat de la Soleil se refléter sur les hautes tours qui gardaient la ville. Puis son regard passa sur la plaine dominée par le massif Mutahuatek. C’était par cette plaine que l’ennemi du nord arriverait et c’était dans cette plaine que l’invasion devrait être anéantie. L’Amharis tourna finalement les yeux vers l’ouest où la courbe du puissant fleuve Sareth marquaient la fin du territoire sur lequel il veillait. Ce vaste domaine était sous sa protection et il était de sa responsabilité de savoir tout ce qu’il s’y passait.

 

Comme chaque matin, les sentinelles de garde firent leur rapport au commandant. Aucun mouvement à signaler, tout était calme.

« Bien trop calme, grimaça le doyen des sentinelles. »

C’était un homme qui avait dix ans de plus que Belhalid et dont les cheveux étaient gris comme la pierre du Mutahuatek. Un fermier qui avait été arraché à sa terre et qui ne goûtait que peu cette longue attente. Le commandant acquiesça. Lui non plus n’appréciait guère d’attendre. Instinctivement, les deux hommes se tournèrent vers le sud, le cœur étreint par la nostalgie de leur pays natal. La Soleil était encore rasant et la faible luminosité matinale permettait aux deux hommes d’imaginer leur maison juste là, derrière l’horizon.

 

« Le vent du nord va être chaud aujourd’hui, dit l’un des soldats. »

Un autre demanda ce qui lui faisait dire cela et le soldat reprit.

« C’est l’horizon, il est trouble, comme lorsque la chaleur semble donner du mouvement à l’air. » Belhalid se tourna pour constater que la fine ligne de l’horizon se tordait comme sous l’effet d’une grande chaleur ce qui était inhabituel en ce début de printemps. Mais personne ne connaissait vraiment le climat d’ici et ce phénomène ne leur parut nullement contre nature. L’Amharis signala la relève et entreprit la descente vers la forteresse. De nouveau dans la cour principale, il héla le garde en faction sur le chemin de ronde.

« Est-ce que tu vois arriver le courrier ? demanda-t-il.

- Non, mais on aperçoit une poussière au loin. Comme s’il poussait son cheval au galop. On dirait qu’il se croit poursuivi par des chiens sauvages, rigola le soldat.

- Préparez le cheval de rechange, s’il est aussi pressé il voudra sans doute repartir très vite. Je vais écrire mon rapport, prévenez-moi dès qu’il sera arrivé. »

 

Il se dirigea vers un petit bâtiment au fond de la cour. C’était une petite maisonnette de pierre où étaient stockés les parchemins, les cartes et un grand nombre d’ouvrages militaires et de maçonnerie. Il était le plus éloigné possible du mur et sa construction en pierre devait permettre d’éviter les incendies qui pourraient anéantir tous ces documents indispensables au maintien de la garnison. Dès qu’il fût assis à son bureau, il se choisit un petit parchemin, prit sa plume et la trempa dans l’encre. Il s'arrêta un instant pour mettre en ordre ses idées et s’appliqua à écrire lisiblement l’avancée des travaux, l’état des stocks et le moral déclinant de ses hommes en raison de l’attente. Écrire n’était pas son activité favorite et malgré l’année passée à remplir des rapports quotidiens, son écriture manquait toujours de fluidité. Il était toujours gêné par les bords du parchemin qui n'arrêtaient pas de se réenrouler. Il essayait désespérément de lisser encore une fois son parchemin lorsqu’un de ses hommes entra brusquement.

« Commandant, c’est la sentinelle du chemin de ronde. Il dit qu’il faut que vous veniez le voir. » Belhalid n’aimait pas les manquements au protocole, c’était par-là que le manque de discipline s’infiltrait. Mais il connaissait suffisamment bien ses hommes pour savoir que les gardes ne l’auraient pas dérangé pour rien. Il se précipita donc dehors et couru rejoindre la sentinelle sur le chemin de ronde. Celui-ci pointa le doigt.

« Vous voyez la poussière, sur la route au milieu des hautes herbes c’est bien un cheval au galop. Mais je ne vois pas de cavalier.

Belhalid jura et involontairement son regard se porta vers le nord comme s’il appréhendait une menace imminente venue du royaume voisin.

- Dix hommes, avec moi, hurla-t-il. Sellez les rapides, équipement léger et prenez de l’eau, finit-il en repensant à l’horizon troublé, annonciateur soi-disant de chaleur, qu’il avait vu ce matin. »

L’Amharis n’aimait pas chevaucher. Il n’avait rien contre les chevaux en tant que tels, même s’il ne partageait pas l’amour presque fusionnel que ses compatriotes de l’est leur portait. Le sud d’où il venait était une région plus rocheuse et tourmentée que les vertes vallées et plaines de l’est. Sa contrée n’était pas aride, loin de là, mais les cassures du terrain et les nombreux ruisseaux et marécages ne rendaient pas les voyages à cheval très répandus. Belhalid n’avait appris à monter à cheval que bien tard. Il était entré dans la carrière de garde-frontière à quinze ans. Il était le dernier de trois frères et il savait très bien que la ferme familiale ne permettait pas d’entretenir trois familles. Malgré l’insistance de ses deux ainés, il décida de tenter sa chance ailleurs dès qu’il eut atteint l’âge d’homme. Dix ans plus tard, il avait été nommé amharis et son grade l’avait forcé à se rapprocher des grands quadrupèdes de guerre. Dix ans de plus, l’amharis, devenu commandant de la forteresse du Mutahuatek, galopait aussi vite qu’il le pouvait pour rattraper le cheval du courrier. Il avait décidé de galoper au milieu des herbes immenses qui lui arrivaient aux chevilles et non sur la route pour éviter de soulever un nuage de poussière bien trop visible. Il ne détestait pas tout dans ces grandes chevauchées à travers la grande plaine de Dorina. Il aimait sentir le vent siffler autour de lui, les herbes lui chatouiller les jambes et appréciait la vitesse de son destrier. Et si le nord s’effaçait derrière une brume étrange, dans toutes les autres directions, la plaine s’étendait à perte de vue. Néanmoins, l’odeur continuait de l’insupporter et il savait très bien que son manque d’expérience le handicapait fortement lors des combats à cheval.

 

C’était cette faiblesse au combat qu’il remâchait intérieurement, tout en fronçant le nez quand le vent apporta une nouvelle fois la forte odeur équestre à ses narines. Il s’en voulait d’avoir pris lui-même la tête de cette expédition. Il savait qu’il avait fait le bon choix. La routine du fort pouvait continuer sans lui et en cas d’agression, ses hommes savaient ce qu’il y avait à faire. En revanche, l’élucidation du mystère du cheval sans cavalier allait demander de prendre des décisions qu’il était seul à même de prendre. Il jura contre ses obligations et son sens du devoir car il n’aimait pas, non il n’aimait vraiment pas se retrouver à dos de canasson hors de la sécurité des murs de l’Haris el Moseda. Heureusement, le cheval qu’ils recherchaient se dirigeait droit vers eux, sans doute poussé vers la forteresse par la force de l’habitude. Restait que la vitesse et l’absence de cavalier indiquaient une grande panique. Belhalid tourna de nouveau la tête vers le nord. Il lui semblait de nouveau voir la ligne de l’horizon danser, mais vu de la plaine, il commençait à douter que ce fut le fait de la chaleur. Au bout de ce qui lui sembla être une éternité, mais qu’il estima à une vingtaine de degrés solaires, le petit groupe rejoignit enfin le cheval du courrier. Celui-ci avait obliqué vers le sud depuis un petit moment et les doriniens avaient été contraints de quitter les abords de la route pour s’enfoncer encore plus dans la plaine. L’un des hommes attrapa la bride du puissant animal qui semblait s’être calmé à la vue des soldats. Belhalid s’approcha et avisa des traces de sang sur la selle.

« Le cavalier a dû être touché par une flèche de dos. Il a certainement lancé son cheval au galop pour échapper aux archers, annonça l’un de ses hommes.

- Il a dû tomber et le cheval a paniqué ce qui lui a permis d’échapper aux autres traits.

- Ou alors c’est le canasson lui-même qui a désarçonné le courrier pour s’échapper, dit un troisième homme. »

Le murmure qui suivit fit sourire Belhalid tant il prouvait à quel point les hommes partageaient son point de vue sur les chevaux. Il entendit quelques impacts sourds autour de lui et avant qu’il ne comprenne ce qui se passait, son cheval se cabra, hennissant furieusement. Il failli perdre l’équilibre, se raccrocha comme il put à la crinière et dans son champ de vision vit deux de ses hommes chuter, d’immenses flèches plantées dans leur poitrine.

 

Il sentit le cheval retomber lourdement sur ses pattes et se lancer dans un galop paniqué. De nouveau sur le point de chuter, Belhalid entoura de son bras le cou de sa monture. Il lança un regard en arrière vit trois de ses cavaliers lancés à plein galop vers la capitale. Deux autres, dont l’un semblait blessé, fuyaient vers la forteresse. Mais trois de ses hommes étaient restés sur place, aux prises avec d’immenses vihags. Ces énormes chiens au pelage gris sombre arrivaient presque aux garrots des chevaux. Ils avaient été camouflés jusque-là par les hautes herbes de la plaine. Leurs puissantes mâchoires cherchaient à agripper les jambes des cavaliers. Il y en avait quatre ou cinq comme cela qui tournaient autour des pauvres cavaliers. Belhalid eut juste le temps d’apercevoir un de ses hommes tiré à bas de son cheval par un vihag qui était parvenu à lui planter ses longs crocs dans la jambe. Un autre fit un bond immense pour percuter un cavalier, déséquilibrant celui-ci mais aussi le cheval en dessous et les deux chutèrent lourdement.

 

L’Amharis trouva enfin une prise sur sa selle à laquelle s’accrocher pour reprendre son équilibre. Il reprit les rênes dans ses mains et tira dessus aussi fort qu’il put mais le cheval continua sa course effrénée vers le sud. Il aperçut une flèche plantée dans la cuisse de son cheval et comprit enfin la cause de la fureur et de la peur de sa monture. Incapable de l’arrêter, il tourna la tête pour voir que ses hommes en fuite vers la forteresse étaient tombés sur une troupe de piquiers en embuscade. Les longues lances transpercèrent les montures effarées, jetant les cavaliers à bas pour la curée. Les trois qui étaient partis vers la capitale avaient eu plus de chances et avaient réussi à reprendre le contrôle de leur monture et s'apprêtaient à faire demi-tour pour aider leurs frères d’armes lorsqu’une nouvelle volée de flèches s’abattit sur eux. Belhalid tirait toujours sur ses rênes sans plus d’efficacité. Son cheval continuant sa course folle. Le dernier de ses hommes encore debout réussit à s’extirper des vihags qui l’entouraient et à se diriger vers son commandant. Les immenses bêtes grises se jetèrent alors sur les corps à terre pour les dépecer.

 

Une corne de brume fit entendre sa longue note plaintive à travers la plaine. Des cavaliers apparurent et se lancèrent à leur tour vers le sud, suivis immédiatement par quelques vihags. Ils étaient une trentaine d’éclaireurs ennemis à la poursuite de Belhalid et du cavalier survivant. Ils étaient montés sur les gros chevaux, robustes et endurants mais peu rapides, que les argaweniens affectionnaient. L’Amharis cria alors à son cheval de s'arrêter, il planta ses talons dans les flancs de sa monture, tira sur les rênes et s’acharna avec tant de vigueur que le cheval sortit enfin de son épouvante. Belhalid caressa le cou de la pauvre bête. Elle avait encore les naseaux grands ouverts et les yeux écarquillés. Il se retourna pour agripper la flèche et tira d’un coup sec tout en calmant sa monture. La flèche n’était pas trop profondément enfoncée et sortit aisément. Le cheval eut un petit écart mais ne paniqua pas. La blessure saignait un peu mais ne semblait pas grave. Belhalid sortit alors son arc de son paquetage et tendit la corde. Il encocha la flèche ennemie et regarda l’autre survivant de l’embuscade s’approcher de lui avec les éclaireurs à ses trousses. Il reconnut Mohad, un immense guerrier à la frappe lourde, l’un des rares de son escouade à venir des vallées de l’est du pays. Mohad était un jeune cavalier accompli et il ne devait son salut qu’au contrôle qu’il exerçait sur sa monture. Belhalid visa et décocha. La flèche s’élança pour se planter sèchement dans l’épaule d’un cheval d’Argawen. La patte blessée s’effaça sous le poids de l’animal qui s’effondra et envoya son cavalier se briser la nuque contre le sol. Mohad approchait et Belhalid reprit les rênes de son cheval. Dès qu’il fut à ses côtés, l’amharis lui cria de se diriger vers la forêt et lança sa monture à sa suite.

« Leurs chevaux sont moins rapides que les nôtres, cria-t-il. Espérons que nous réussirons à les perdre dans les sous-bois. »

Mohad acquiesça et porta son regard au sud-ouest, vers la forêt qu’il apercevait au loin.

« Est-ce que les chevaux tiendront jusque-là ? s’inquiéta-t-il. »

 

Belhalid haussa les épaules. Il n’en savait rien, mais n’avait pas d’autre idée à proposer. Il tourna nerveusement les yeux vers leurs poursuivants. Les vihags et les cavaliers se trouvaient à une centaine de mètres derrière eux mais les chevaux des deux soldats de Dorina menaient encore suffisamment bon train pour les distancer. En espérant qu’ils tiendraient l’allure jusqu’à l’orée de la forêt. S’ils avaient suffisamment d’avance ils pourraient alors espérer échapper aux éclaireurs d’Argawen et retourner prévenir Dorina que les hostilités avaient été lancées. Un éclair à l’horizon au nord attira son regard. Pas un éclair un reflet plutôt qui apparut juste sur la ligne d’horizon si floue depuis le lever de la Soleil et soudain tout se mit en place, il était trop tard pour prévenir qui que ce soit, la guerre était déjà là.

« Mohad, s’écria l’amharis. »

Le grand soldat se tourna vers lui, Belhalid pointa le doigt vers le nord.

« L’horizon… le flou ! Ce n’est pas la chaleur, c’est une armée. »

Quand les deux compagnons arrivèrent à la lisière de la forêt, ils n’avaient qu’un degré solaire d’avance sur leurs poursuivants. Ils avaient bien eu cinq ou six degrés d’avance, suffisamment pour voir ramenés leurs poursuivants à la taille d’insectes au loin. Mais leurs chevaux s’épuisant, les argaweniens avaient commencé à rattraper leur retard. La Soleil était aux trois-quarts de sa course céleste. Il restait encore trop de lumière pour espérer se cacher et échapper aux regards des éclaireurs. Il fallait tendre une embuscade pour espérer tuer le plus grand nombre possible de leurs adversaires avant de tomber eux-mêmes sous les lames d’Argawen ou les crocs des vihags. Belhalid se tourna vers Mohad et vit que son compagnon inspectait les alentours avec attention. Il avait lui aussi compris que leur situation était désespérée et était arrivé aux mêmes conclusions que son commandant. Ils se précipitèrent entre les premiers arbres de la forêt de Rhelib.

 

Les deux soldats n’étaient pas vraiment familiers avec ce lieu. Depuis un an qu’ils avaient pris leurs quartiers au pied du Mutahuatek, seules trois expéditions avaient été lancées vers la forêt et Belhalid et Mohad n’y étaient venus qu’avec la première. Située à l’ouest du pays de Dorina, la forêt de Rhelib était comme lovée autour du golfe de Nebah, accroc que faisait le grand océan dans le continent. Autrefois la forêt était cantonnée aux contreforts des pics sombres et déchiquetés de la chaine montagneuse des Harvas. C’était quand l’empire d’Argawen était encore en paix. A l’époque toute la plaine autour du puissant fleuve Sareth était habitée par des tribus nomades et la forêt était renommée pour son bois résistant. Puis les tensions entre Argawen, Vale et Dorina firent de cette contrée le plus grand et le plus utilisé des champs de bataille. Si cette portion de territoire était depuis toujours sous le contrôle de Dorina, ses habitants l’avaient désertée pour se réfugier à l’est du rapide fleuve Seliyah qui offrait une protection idéale contre les raids. Depuis la forêt avait connu une expansion rapide et incontrôlée. Comme si les arbres qui avaient bu le sang des hommes innombrables morts sur cette plaine poussaient plus vite, plus forts et plus nombreux que partout ailleurs. La forêt de Rhelib était devenue giboyeuse et son lac, situé au nord, poissonneux depuis que les habitants de Dorina n’y venaient plus. Quand Belhalid et Mohad pénétrèrent avec fracas dans la forêt si silencieuse, ils furent accueillis par le piaillement hystérique d’une nuée d’oiseaux que l’intrusion avait effrayé.

 

Ils s’enfoncèrent un peu plus dans les sous-bois jusqu’à ne plus en apercevoir la lisière. Ils se surent alors à l’abri des regards inquisiteurs des éclaireurs venus d’Argawen. Ils s’arrêtèrent et mirent pied à terre. Ils décrochèrent les pièces d’équipement qui semblaient nécessaires à une défense sans espoir. Belhalid mit son arc et ses flèches sur son épaule et assura son sabre court contre sa hanche. Il ne pouvait que regretter l’absence de sa lance, une arme aussi grande que lui qui l’avait accompagné dans toutes ses batailles et qu’il savait manier mieux que n’importe quelle autre arme. Mais les lances n’étaient pas pratiques à transporter à cheval. Il l’avait donc laissée à l’Haris el Moseda, dans ses quartiers au fond de la cour. Mohad s’arma plus lourdement d’une longue épée courbe et d’un bouclier en bois. C’était un grand bouclier rond avec un renfort métallique au milieu et cerclé de fer sur lequel il avait esquissé la ferme familiale dans une des boucles du fleuve Gesul. L’esquisse était fruste, réalisée avec des morceaux de charbon mais l’on devinait la maison, un arbre sur la droite et sa femme, qui portait un enfant dans les bras, assise sous les longues branches de l’arbre. Il s’équipa aussi de l’un de ces casques typiques de leur peuple, qui devait lui venir de son grand père. C’était un casque rond qui montait sur le haut du crâne en pointe. On y fixait une cotte de mailles à l’arrière pour protéger la nuque et il avait une protection nasale ajustable. Ils harnachèrent tout ce qui restait sur les chevaux et lancèrent ces derniers vers l’est. Ils savaient bien que cette ruse ne leur permettrait pas d’échapper longtemps à leurs poursuivants. Mais ils espéraient que les traces forceraient les éclaireurs à s'arrêter pour inspecter. Ils seraient alors en position idéale pour prendre leurs adversaires par surprise. Mohad alla se placer derrière un arbre juste à côté du terrain choisi pour l’embuscade mais dont le tronc immense le cachait lui et son grand bouclier. Belhalid fit une vingtaine de pas supplémentaires et se posta derrière une ligne de buissons qui lui arrivaient à la taille. Il planta son sabre dans le sol à portée de main Tout en disposant ses flèches, pareillement plantées, devant lui. Un bruissement au-dessus de sa tête attira son attention. Mohad, qui le regardait faire ses préparatifs, lui demanda ce qu’il se passait. Le nez en l’air, l’amharis lui montra le sommet des arbres.

« J’ai cru voir un animal sauter d’une branche à une autre, lui dit-il simplement. Un écureuil certainement. »

Les piaillements effarouchés d’une multitude d’oiseaux les arrachèrent à leur contemplation des cimes. Les argaweniens étaient entrés dans la forêt.

 

Les premiers éclaireurs scrutaient attentivement les alentours, laissant les vihags, museaux au sol, suivre la piste à l’odeur. A l’endroit où Belhalid et Mohad s’étaient séparés de leur montures, les argaweniens bifurquèrent vers l’est suivant les chevaux, mais les éclaireurs suivants avaient le regard braqué sur les traces. Ils rappelèrent les premiers et mirent pied à terre pour inspecter le sol. Il y avait là une dizaine d’éclaireurs. Ils étaient vêtus d’habits légers et équipés de la même manière. Au milieu d’eux, trois énormes vihags gris, aux crocs démesurés, reniflaient le sol à la recherche d’une piste à suivre. Belhalid, accroupi, camouflé par les fourrés, arma son arc et décocha.

 

Son trait vint cueillir un éclaireur dans le cou, juste au-dessus de l’épaule. Le soldat fut propulsé à bas de sa monture. Le temps que les autres se rendent compte de ce qui se passait, une deuxième flèche s’était enfoncée dans une poitrine. Cette fois ci, les éclaireurs avaient vu d’où était venue l’attaque et ils se jetèrent en direction de l’amharis avec les dernières forces de leurs montures. Belhalid se releva, s’exposant à la vue de tous. Il prit une nouvelle flèche et banda son arc.

 

Mohad laissa passer les trois vihags ainsi que les trois premiers chevaux. Il abattit sa lame sur la croupe du quatrième. La bête hennit et s’effondra sur le côté, emprisonnant la jambe de l’éclaireur qui la montait. Mohad se retourna, bouclier en avant, prêt à recevoir le coup suivant.

 

La flèche de Belhalid fusa dans la gorge du vihag le plus proche. Un cheval sauta par-dessus les petits buissons. L’Amharis eut juste le temps de se saisir d’une flèche pour l’enfoncer dans le bas ventre du cavalier. Puis il se saisit de son sabre. Le cavalier suivant sautait par-dessus le maigre abri. Belhalid se décala et frappa du tranchant du sabre le côté gauche de l’éclaireur. Les côtes furent broyées par le choc et l’homme tué net. Un vihag atterrit souplement et tourna sa gueule de chasseur vers Belhalid. Le dernier des vihag sauta à son tour et, percutant de plein fouet l’amharis, le renversa sous son poids.

 

En se retournant, Mohad avait raffermi sa grippe sur son grand bouclier. Il eut à peine le temps de voir la masse d’armes avant qu’elle ne s’écrase dessus. L’énorme choc lui fit faire un pas en arrière et son bras trembla jusqu’à l’épaule. Il avait déjà ses cinq ennemis autour de lui. Il se projeta sur sa droite, bouclier sur le bras gauche en avant, pour percuter un éclaireur qui avait mis pied à terre. Au contact, il fit la toupie vers sa gauche et tendit son bras droit. Le mouvement surprit l’argawenien voisin dont le nez explosa au contact du plat de l’épée courbe de Mohad. Dans son mouvement tournant, son pied heurta une racine et le soldat de Dorina perdit l’équilibre. Il tomba en avant, roula sur lui-même, sentit une masse d’armes s’abattre à l’emplacement où il se trouvait l’instant d’avant et replaça son bouclier en position défensive. Il prit appui sur sa main droite pour se relever quand la masse s’abattit de nouveau sur son bouclier, le projetant lourdement à terre.

 

Allongé sous le vihag qui lui avait sauté dessus, Belhalid plongea son sabre dans la gorge velue. La bête poussa un grognement et s’effondra. Un coup d’œil permit à Belhalid de voir le vihag et l’éclaireur restants. L’Argawenien leva sa lance pour transpercer l’amharis, toujours bloqué sous le poids du vihag. Il poussa le corps inerte de la bête et la lance se ficha au milieu des poils gris. Un dernier effort lui permit de se dégager et il roula vers le vihag pour lui enfoncer son sabre dans la gueule. Il leva les yeux juste à temps pour voir l’éclaireur lever son marteau de combat, prêt à lui écraser la tête quand une flèche venue du ciel se planta dans son épaule droite. Déséquilibré, l’argawenien tomba en arrière.

 

Mohad attendit le prochain coup de la masse d’armes bien protégé par son bouclier. Son bras gauche avait subi déjà deux coups énormes et il commençait à ne plus le sentir. Il entendit l’homme au-dessus de lui grogner pour relever son arme, bloquer sa respiration pour se donner l’élan et expirer bruyamment au moment de l’abattre. Avant même de sentir la percussion, Mohad avait commencé à soulever le bouclier en un mouvement circulaire. Quand la boule de la masse d’armes vint cogner contre le bois, le bouclier était déjà en position de déviation. Le coup fut une nouvelle fois si énorme que le soldat dorinien fut cloué au sol mais il s’y attendait et le mouvement du bouclier avait ouvert une porte dans laquelle Mohad jeta son bras droit. L’épée courbe s’enfonça dans les entrailles de l’éclaireur au-dessus de lui. Au même moment il vit une silhouette encapuchonnée planter une épée longue dans la gorge du même éclaireur tandis qu’une pluie de flèches venues du ciel tomba sur les autres argaweniens.

 

Mohad vit la silhouette au-dessus de lui repousser l’argawenien à la masse d’armes vers l’arrière. La grande épée courbe de Mohad, qui fouillait encore les entrailles de l’éclaireur, fut libérée par le mouvement et tomba à terre. Le dorinien n’avait plus la force de réagir. Son épaule gauche était trop endolorie par la répétition des chocs. Les énigmatiques silhouettes étaient occupées à achever les argaweniens et les vihags. Le guerrier encapuchonné lui tendit une main particulièrement fine et gracile. Mohad la prit et se laissa soulever. Une fois debout, le poids de son bouclier tirant sur son épaule lui arracha un cri de douleur. Il dégrafa le grand morceau de bois et se massa le bras. Ce n’est qu’à ce moment qu’il se rendit compte que le guerrier encapuchonné faisait une bonne tête de moins que lui. Il portait une grande cape d’un vert très sombre et une capuche couvrait son visage. Lui et ses compagnons se fondaient si bien dans les ombres de la forêt que Mohad eut du mal à les compter. Il en dénombra dix, dont trois qui étaient en train d’aider Belhalid à se relever. Dès qu’il fut debout, l’amharis chercha son frère d’armes des yeux. Aussitôt qu’il le vit, il lui fit un grand sourire et vint se tenir à côté de lui. D’un hochement de tête, Mohad signala que tout allait bien et les deux hommes portèrent leur attention sur leurs mystérieux sauveurs.

 

Ils paraissaient plus petits que les grands guerriers de Dorina et plus fluets que les solides gaillards d’Argawen. Les deux doriniens ne pouvaient s’empêcher d’être hypnotisés par les mouvements fluides et quasi silencieux en pleine forêt. Les guerriers à la cape vert-sombre se déplaçaient entre les cadavres pour récupérer leurs flèches et ramasser le butin d’or et d’équipement et c’était comme si la forêt elle-même s’abaissait pour couper la bourse et enlever les bottes d’un éclaireur tant les silhouettes étaient silencieuses. Si l’herbe s’aplatissait bien sous leurs pieds, les feuilles au sol ne craquaient pas et les branches semblaient s’écarter à leur passage.

 

L’un d’entre eux, après avoir ramassé une grande lance de cavalier sur un cadavre, se dirigea vers eux de cette démarche qui ne dérangeait rien et ne faisait aucun bruit. En s’approchant il rabattit sa capuche. Il avait la peau très claire, des cheveux bruns, courts et en bataille, des yeux bleus qui pétillaient de joie intérieure et un sourire qui semblait s’être fixé au coin des lèvres. Il s’arrêta à quelques pas des doriniens et s’appuya sur la lance.

« Bienvenue dans la forêt de Rhelib. Je suis Nienor et voici quelques-uns de mes camarades qui ont bien voulus se joindre à moi pour ma promenade de fin de journée. C’est une heureuse rencontre. Nous voulions vous remercier de nous avoir aidés à disposer des vihags. Ces grands chiens gris, sales et baveux ne sont pas les bienvenus ici, dit-il pendant que son sourire s’élargissait considérablement.

- Heureuse rencontre en effet, répondit Belhalid, à qui l’ironie de l’introduction de Nienor n’avait pas échappée. Je suis Belhalid, de la garnison de l’Haris el Moseda et voici Mohad qui a bien voulu se joindre à moi pour attirer ici les éclaireurs argaweniens et leurs montures. »

La réplique fit mouche et le sourire de Nienor s’agrandit ce qui rassura Belhalid qui avait omis volontairement de se présenter comme le commandant de la forteresse. Il ne connaissait pas son interlocuteur et ne souhaitait pas lui donner plus d’informations que nécessaire. Il espérait que répliquer à l’ironie de Nienor par l’humour lui permettrait d’échapper aux questions. Il s’assura d’un regard que Mohad n’allait pas intervenir mais le grand guerrier restait silencieux.

« Belhalid et Mohad… Nienor les scruta attentivement. En garnison aux contreforts de l’Erimos, la montagne que vous appelez Mutahuatek. »

Belhalid acquiesça et Nienor reprit.

« Vous faites donc partie de ce peuple dont les hommes ont la peau plus éclatante que l'ambre et celle des femmes est plus douce que le caramel. Vous êtes les enfants de ceux qui traversèrent la petite mer avant que Amega ne l'assèche et n'en fasse son territoire. Mes amis, dit-il en se retournant vers sa compagnie de silhouettes encapuchonnées, souhaitez donc la bienvenue au peuple des mers, et se retournant vers l'amharis il demanda. Que viennent faire les enfants des dresseurs de bateaux dans nos tranquilles forêts ? Vous dont les pères développèrent le commerce, vous dont les caravanes sont allées jusqu'au bout du monde connu, avez-vous quelque chose à me vendre ? finit-il d’un air malicieux. »

 

Belhalid se figea, incrédule. Il avait toujours pensé qu'en dehors de Dorina, ces histoires sur les origines de son peuple avaient été oubliées comme avaient été oubliés les faits qui ont donné naissance aux contes et aux légendes de tous les peuples. Comment cet étranger pouvait-il en savoir autant ? La bonhommie et le sourire de Nienor l’avait d’abord rassuré sur les intentions des mystérieux guerriers mais sa tirade sur la couleur de leur peau et leurs origines l’avait mis mal à l’aise. Il n’avait pas oublié l’horizon flou de la matinée et sa crainte qu’une armée d’invasion soit en marche. Il voulait rejoindre sa garnison au plus vite. C’est pourquoi il reprit, plus circonspect.

« Nous avons été pris en chasse ce matin par ces éclaireurs d’Argawen. Nous devons rentrer au plus vite à la forteresse pour avertir l’armée de Dorina.

- Sans chevaux et avec la nuit qui tombe ! Nienor sur-jouait l’offuscation. Vous n’y pensez pas. Si vous dites que ces monstres puants se sont infiltrés dans la grande plaine vous n’aurez aucune chance d’atteindre votre garnison. »

Les guerriers qui accompagnaient Nienor finissaient de récupérer le butin au sol et l’un après l’autre s’étaient placés derrière lui. Ils formaient désormais une masse sombre et, dans la lumière déclinante, Belhalid les trouvaient étrangement menaçants. Quand Nienor se remit à parler, sa voix se fit plus suave.

« Soyez nos invités ce soir et demain vous pourrez retourner à votre garnison.

- Nous vous remercions ami Nienor, pour cette invitation comme pour votre intervention mais nous devons partir immédiatement. De nuit et à pied nous serons moins visibles et avons une chance d’être rentrés au matin…

- Vous n’y serez pas, coupa Nienor sa voix devenant plus dure, et vous le savez très bien. Si Argawen lance des éclaireurs sur la grande plaine c’est justement pour couper toute communication avec votre forteresse. Les vihags ont beau être des brutes stupides et laides, ils vous repèreront à l’odeur. Vous ne devez pas ignorer non plus que si les éclaireurs ont été lâchés, c’est que l’armée suit de près. Ce soir, l’Haris el Moseda sera assiégée. »

Nienor appuya ses remarques par un long silence que ni Belhalid ni Mohad ne brisèrent, conscients que le guerrier n’avait que trop raison. Il continua sur un ton plus sourd.

« Je comprends votre impatience à retourner à votre forteresse Belhalid, commandant de l’Haris el Moseda. Nous ferions tous de même à votre place. Mais je vous implore de m’écouter. Vos hommes sont hors de votre portée à l’heure qu’il est, mais ils sont à l’abri tant qu’Argawen ne lancera pas l’assaut. Vous pourriez retourner au palais des armées à Al-Zimma mais vous n’y serez d’aucune aide. Si vous voulez aider vos hommes, suivez-nous.

- Qui êtes-vous ? chuchota Belhalid sous le choc de la connaissance que Nienor semblait avoir de lui, de son peuple et de l’organisation militaire de Dorina.

- Si nous ne sommes pas encore des amis, soyez assurés que nous ne sommes pas des ennemis, soudain le petit sourire en coin réapparut à la commissure des lèvres de Nienor. Vous pouvez nous voir comme les humbles gardiens de la forêt.

- Des elfes… vous êtes des elfes, murmura Mohad.

- Elfes, oui c’est ainsi que nous ont nommés les anthron… pardon, les humains du nord lorsqu’ils nous ont découverts dans nos forêts. Mais depuis la grande trahison, nous préférons utiliser le terme créé pour nous par les theonaton. Vous pouvez nous appeler des nyades.

- Mais je croyais que les elfes étaient censés être très beaux, avoir de longs cheveux blonds, des oreilles pointues et rayonner de lumière, balbutia Mohad. »

Nienor sourit de plus belle et des rires étouffés mais moqueurs se firent entendre dans les rangs des guerriers nyades.

« Nos cousins des forêts du nord sont effectivement plus grands, beaux et blonds que nous. Ils sont plus arrogants aussi et si ils croient rayonner c’est parce qu’ils passent leur temps à s’admirer dans des miroirs éclairés. »

Une vague de rire secoua les guerriers encapuchonnés avant que Nienor ne continue.

« Mais pour le reste, ce sont des légendes que nous avons créées après les massacres. »

 

Un guerrier posa sa main sur l’épaule de Nienor. Il avait gardé son capuchon rabattu, ce qui empêchait Belhalid et Mohad de voir son visage. Il se pencha en avant pour murmurer à l’oreille de Nienor. Celui-ci le coupa rapidement mais parla tout aussi bas. Il se tourna pour faire face à son nouvel interlocuteur puis en continuant d’argumenter ils finirent par tourner tous deux le dos aux doriniens. La discussion s’envenima encore plus lorsqu’un troisième guerrier s’y mêla. D’une voix grave et tranchante il coupa plusieurs fois Nienor dans une langue pleine de rythme. Son capuchon était baissé sur ses épaules et lorsqu’il tourna les yeux vers lui, Belhalid put voir tout le mépris, la haine même, que le guerrier lui portait. Mohad se rapprocha de Belhalid et murmura à son tour alors que la discussion en face prenait de plus en plus d’ampleur. Il demanda à son commandant ce qu’il pensait de la situation.

« Je pense que certains elfes… l’amharis se reprit. Nous devrions dire nyades. Certains nyades n’approuvent pas la décision de Nienor de nous emmener avec eux.

- Il faut que Nienor les oblige alors, dit Mohad. Ce sont des elfes… enfin des nyades, comme dans les légendes. »

Les yeux du grand soldat pétillaient d’excitation. Belhalid était plus circonspect.

« Reste sur tes gardes, dit le commandant.

- Mais ce sont des elf… nyades, se corrigea une nouvelle fois Mohad. Et ils nous ont sauvés des argaweniens. Ils ne peuvent pas nous vouloir du mal.

- Justement, regarde-les. Ils ressemblent à des argaweniens…

- Ils sont plus petits, coupa Mohad.

- Ils ont la même couleur de peau qu’eux, renchérit Belhalid. Et même si ce sont vraiment des nyades, n’oublie pas que la grande trahison, le massacre et la purge, c’est à cause des humains. S’ils sont immortels, ils doivent s’en souvenir. »

Ils se tournèrent à nouveau vers le groupe de nyades. Nienor était désormais harangué de tous côtés par cinq ou six guerriers tandis que des groupes plus petits s’étaient formés et discutaient avec la même passion dans cette langue inconnue.

« La purge c’était il y a plus de cinq cents ans, bougonna Mohad. C’était avant Mohtmose II, Dorina n’était pas encore indépendante. Pourquoi nous en voudraient-ils à nous. Qu’ils aillent s’en prendre aux argaweniens. »

Ces paroles venaient juste de quitter les lèvres du grand Mohad quand une voix féminine, forte et autoritaire, s’éleva au-dessus du boucan créé par les groupes de nyade et fit sursauter les soldats doriniens.

 

« Ça suffit », commanda la voix. Elle n’avait pas eu à crier, elle avait l’habitude de se faire écouter et le simple timbre de sa voix, le placement de son ordre fit taire toute l’assemblée. Un mouvement naquit dans le groupe des nyades. Ils s’écartèrent tous pour laisser passer celle qui avait lancé l’ordre. Rien ne la différenciait de ses compagnons, elle avait les cheveux coupés courts, la même cape et était armée comme les autres guerriers. Mais si les nyades présents semblaient tous avoir des yeux bleus ou verts, elle avait des yeux bruns clair, presque dorés. Des yeux qui agrippaient le regard et qu’on ne pouvait plus lâcher. Des yeux qui faisaient frissonner les nyades sur lesquelles la guerrière posait le regard. De son regard, elle jaugeait chacun et elle attendait que tous aient baissé les yeux devant elle avant de continuer. Quand elle passa devant Nienor, le regard s’adoucit et l’or brûlant dans ses yeux sembla prendre une teinte plus douce. Elle tendit la main pour toucher brièvement le nyade qui lui sourit en retour et s’effaça devant elle en s’inclinant. Quand Belhalid sentit ce regard se poser sur lui, ce fut comme si une aura réchauffait doucement tout son corps. La guerrière s’approcha des doriniens et les entoura chacun leur tour de son regard qui avait définitivement perdu toute sa dureté pour se faire caresse de soie. Les deux hommes s’inclinèrent tour à tour devant elle, envoutés par la grâce et la chaleur qu’elle dégageait autant que par la puissance et l’autorité qui avaient réduit les nyades au silence. Elle s’approcha encore d’eux et d’un mouvement des bras les incita à se relever.

« Levez-vous Belhalid et Mohad de Dorina et bienvenue dans notre forêt. Veuillez excuser mes compagnons. Cela fait tellement longtemps que nous n’avons plus invité quiconque chez nous. J’ai bien peur que nous en ayons oublié la manière.

- Il n’y a pas de mal, réussirent tout juste à bredouiller les doriniens.

- Accepterez-vous donc de vous joindre à nous ?

- Nous vous suivrons madame, répondit Mohad dans un élan de sincérité qui surprit Belhalid et qui fit sourire la nyade.

- Merci. Vous voici donc tous deux invités à Edhelin, la cité des nyades. Puissent la bonté de Valardil et la sagesse de Lilandel vous accompagner à partir de maintenant et jusqu’au bout du monde. »

Elle leur sourit et les deux guerriers s’inclinèrent à nouveau. Elle se retourna alors pour s’adresser au groupe de nyades.

« Eterias, mes compagnons, laissez le passé et vos rancœurs de côté car telle est la volonté de Lilandel reine d’Edhelin. Faites de ces Anthron vos compagnons car telle est la volonté de Nienor, et réjouissez-vous car les nyades ont de nouveaux amis. »

 

Les nyades furent pris d’un nouvel élan et c’est enthousiastes qu’ils se mirent à préparer le départ. Les paroles de la nyade aux yeux d’or les avaient transformés. Oubliés les durs échanges de l’instant précédant. Par sa grâce, elle avait mis fin aux désaccords.

« Je suis Sihata, fille de Valardil et de Lilandel, dit-elle aux deux doriniens dans un sourire. Suivez-moi et dépêchez-vous car ma mère la reine a hâte de vous rencontrer. »

Mohad n’en revenait pas. C’était comme si les légendes que son grand père lui racontait au coucher de la Soleil avaient pris vie dans cette forêt. La fille de Valardil et Lilandel. Il avait murmuré ces noms plusieurs fois et retourné les implications dans sa tête depuis leur départ pour la cité des nyades. Même Edhelin faisait partie des légendes. La ville créée par les deux plus grands nyades qu’ait connue cette terre. La ville qui aurait dû sceller à nouveau l’amitié entre tous les peuples. La ville rêvée qui avait disparu après la purge. Le grand-œuvre de Valardil et Lilandel, les parents de Sihata qui se trouvait juste là, entre lui et Belhalid. Mohad n’en revenait toujours pas. Il était fasciné par la nyade car aucun des contes de son grand père ne la mentionnait. Elle était le lien entre la réalité et les légendes. C’était une guerrière, endurante, vive et précise. Cela se voyait à sa façon de se déplacer. Ces traits devaient lui venir de Valardil, pensa Mohad. Le père de Sihata, le plus grand guerrier du peuple nyade. Et si les légendes sur Lilandel disaient vrai, c’était d’elle que Sihata tenait la chaleur de son sourire et de ses manières, la pureté de sa parole et la gentillesse de ses actes. Dans les histoires, Valardil avait les yeux verts comme les feuilles de la forêt et ceux de Lilandel étaient bleus comme la mer. Les yeux dorés de Sihata dans lesquels brûlait une flamme à même de fondre le précieux métal comme de réchauffer les cœurs ne devaient rien à ses parents. Les légendes que le grand père de Mohad racontait ne parlaient pas de Sihata, mais elles parlaient de la façon dont l’empereur d’Argawen avait trahi les nyades et laissé leur roi Valardil en pâture aux démons. La mort du plus grand des nyades et le chagrin de Lilandel mirent fin à leur rêve de rapprocher les peuples et entraîna plus tard la grande purge.

 

Pendant que Mohad se laissait porter les yeux grands ouverts, ébahi par les possibilités qu’impliquaient l’irruption soudaine de ces contes et légendes dans la réalité, Belhalid réfléchissait. Il passait en revue une fois encore les informations qu’il avait pu glaner en se remémorant les paroles, les échanges et les non-dits qui avaient émaillé leur rencontre avec les nyades. Il allait aussi chercher dans ses souvenirs des anciens récits. Il était certain que Nienor et les nyades connaissaient tout de lui, de Dorina et certainement de la guerre qui se préparait et il avait bien l’intention de comprendre d’où leur venait cette connaissance. Il se tourna vers Sihata qui marchait entre lui et Mohad mais la guerrière aux yeux d’or l’intimidait. Il avait été impressionné par la facilité avec laquelle elle avait d’un ordre fait taire ses compagnons et comment en quelques phrases elle avait réussi à transformer la méfiance que les nyades portait aux doriniens en joyeuse camaraderie. Depuis qu’ils avaient quitté les sous-bois pour s’enfoncer en direction du cœur de la forêt, tous les guerriers nyades étaient venus échanger quelques mots avec Mohad ou Belhalid. Des mots amicaux et de bienvenue. Belhalid avait peur que Sihata ne parvienne à le manipuler de même et tant qu’il ne connaissait pas les intentions des nyades à leur égard, il n’allait pas se risquer à dévoiler trop d’informations. Le petit groupe continuait de s’enfoncer dans la forêt. Il n’y avait pas de chemin à suivre aussi n’avançaient-ils pas en file mais essaimés par petits groupes entre les arbres. La nuit était tombée et la clarté du Lune et des étoiles était juste suffisante pour ne pas se prendre les pieds dans les racines. Belhalid constata avec irritation que si Mohad et lui devaient marcher le regard fixé sur le sol pour éviter les obstacles, les nyades n’étaient pas gênés par l’absence de lumière et ils semblaient éviter les obstacles sans y prêter la moindre attention tant les conversations et les rires allaient bon train dans les autres groupes.

 

Un grand bruit éclata juste à la droite de Belhalid. Mohad s’était de nouveau perdu dans son rêve et il avait trébuché sur une racine. Il tomba sous le poids de son équipement. Le grand guerrier maugréa quelques insultes envers la racine et le manque de lumière tout en se remettant sur ses pieds. Belhalid tendit la main pour aider le soldat à se remettre debout et tourna la tête vers Nienor.

« Nous n’y voyons pas suffisamment pour continuer comme cela.

- Ma mère nous attend ce soir, nous ne pouvons pas nous arrêter, interrompit Sihata.

- Elle a raison, reprit Nienor. Nous n’avons pas de temps à perdre.

- Nous avons passé la journée à fuir à cheval puis à nous battre, s’interposa Mohad de sa voix bourrue. La fatigue ne nous permettra pas d’avancer correctement dans ce noir. »

Nienor regarda les deux doriniens, comme pour les évaluer.

« Edhelin n’est plus très loin. Vous pourrez vous y reposer bien mieux qu’en pleine forêt. Sihata et moi allons guider vos pas. Nous continuons, ordonna le chef des nyades. »

Les nyades offrirent de nouveaux des sourires chaleureux aux deux soldats fourbus par leur longue journée. L’un deux sortit de son paquetage quelques biscuits et des gourdes d’eau fraiche pour redonner de l’énergie aux doriniens. Puis les gardiens de la forêt se remirent en route. Ils s’étaient tous mis devant cette fois-ci, faisant de leur mieux pour ouvrir le chemin à Mohad et Belhalid. Le grand dorinien raffermit sa prise sur son lourd bouclier et suivit Sihata en mettant ses pas dans ceux de la nyade.

« Je crois savoir que vous aimez bien les lances, dit Nienor en tendant à Belhalid la courte lance de cavalerie qu’il avait récupérée sur l’un des éclaireurs argaweniens. Prenez donc celle-ci comme bâton de marche. »

L’Amharis remercia le nyade, prit l’arme et les deux se remirent en route. Nienor gardait les yeux au sol et indiquait à Belhalid qui venait juste derrière lui les obstacles à éviter. L’Amharis brûlait de lui poser toutes les questions qui s’entrechoquaient dans sa tête mais il hésitait encore, incertain quant aux intentions de ces créatures qui réapparaissaient après plus de cinq cents ans. Il se repassa pour la quantième fois ce qu’il savait sur les nyades.

 

Il avait lu que les Hommes rencontrèrent les nyades la première fois dans l’immensité de la forêt septentrionale. Ces hommes du nord les appelèrent ‘elfes’ et la forêt prit donc le nom de Alfheim. Les elfes étaient grands et beaux, avaient les cheveux d’or et les yeux brillants disaient les contes. Belhalid regarda les silhouettes qui marchaient devant lui. La plupart étaient aussi grands que lui et Mohad les dépassaient tous d’une courte tête. Ils étaient bien loin de l’image des grands guerriers de lumière véhiculée dans les histoires. Mais l’éclat dans les yeux de Nienor et Sihata, l’or des cheveux que quelques-uns cachaient sous leur immense capuche et la facilité avec laquelle il se déplaçaient dans la forêt de nuit ne laissaient que peu de doute. Ils étaient bien les gardiens de la forêt même si ils étaient aussi différents des créatures de légende que pouvaient l’être les doriniens, avec leur peau brune, des argaweniens à la peau si blanche.

 

Les nyades et les hommes avaient vécus en bonne intelligence pendant des siècles. Les deux peuples se mêlaient peu mais les échanges commerciaux et culturels prospéraient, notamment après que les doriniens aient traversé la mer pour installer leurs comptoirs sur la péninsule dorinienne. Puis vint la grande guerre. La guerre contre l’ennemi commun, celui que les nyades nommaient Amega. Les doriniens l’appelèrent Jofur : celui qui assèche, car c’est lui qui évapora la mer par laquelle le peuple commerçant était arrivé sur le continent nord.

 

Les légendes sur cette guerre étaient innombrables. Les hauts faits et les noms des héros de tous les peuples : les nyades, les telches, doriniens, argaweniens et valiens résonnaient encore avec éclat dans la mémoire collective. Mais nuls héros ne brillèrent plus que Valardil, le seigneur des nyades et Lilandel toujours à ses côtés. Ses exploits firent reculer les armées noires d’Amega et les talents de Lilandel permirent d’unir les peuples et les royaumes pour repousser l’ennemi et l’enfermer dans l’immensité désertique qu’avait été l’Ahial : la petite mer. La victoire unifia le continent nord et l’empire d’Argawen fut créé pour garder la frontière sud du continent et la protéger contre une nouvelle incursion de l’ennemi.

 

Puis la guerre devint une histoire racontée au coin du feu et ses horreurs furent oubliées dans les abîmes du temps. Huit cents années plus tard, l’unification n’était plus qu’une chimère et les hommes d’Argawen accusaient Valardil d’avoir inventé cette histoire d’ennemi pour contrôler les humains. Ce fut la fin des jours glorieux de l’empire. Peu à peu l’immense édifice administratif croula sous les tensions entre ses différentes composantes. Valardil et Lilandel essayèrent de recréer l’union en invitant tous les peuples à se retrouver ensemble dans une ville mais le roi d’Argawen trahit les nyades et Valardil fut tué.

 

Cette disparition entraîna la grande purge. Les doriniens, qui avaient plus souffert des exactions de l’ennemi et dont le souvenir de l’assèchement de la petite mer gardait la peur de Jofur encore vivace, ne participèrent pas au massacre des nyades. La grande décennie du froid suivit la purge et lentement, l’empire d’Argawen sombra. Les forêts d’Alfheim et de Rhelib comme les montagnes de Zadhras où vivaient les Telches devinrent des zones inhospitalières pour les Hommes et l’on ne revit plus de nyades depuis.

 

Trois cents années plus tard, Mohtmose II se rebella contre l’autorité impériale et gagna l’indépendance du royaume de Dorina entrainant définitivement la chute de l’empire. L’organisation impériale, symbole de l’unité passée, fut abandonnée. Vale prit ses distances avec les royaumes de Dorina et d’Argawen en conflit et les trois entités finirent par s’entendre sur une paix fragile qui ne convenait à personne.

 

Mais aujourd’hui, le royaume de Vale venait de subir une révolution, Argawen colonisait à nouveau le nord et les monts noirs aux portes des Zadhras et Dorina, sous l’impulsion de son roi Moud le bâtisseur, florissait grâce au commerce développé vers l’est sur la mer intérieure Atria. Le continent était à nouveau sur le pied de guerre et les nyades réapparaissaient. La coïncidence était trop forte pour Belhalid qui ne put s’empêcher de poser la question.

 

« Pourquoi maintenant ? » demanda-t-il à voix basse à Nienor qui marchait juste devant lui.

Le nyade parut surpris. Il tourna un regard interrogateur vers Belhalid.

« Vous vous êtes cachés pendant cinq cents années dans la forêt, reprit l’amharis. Pourquoi réapparaitre aujourd’hui ? »

Nienor sourit.

« Nous ne sommes pas restés enfermés dans nos villes tout ce temps. Vous rappelez-vous de cette vasque que vous avez achetée juste après votre arrivée à l’Haris el Moseda ? Une vasque de bois clair avec des motifs forestiers en cuivre. C’est moi qui vous l’ai vendue, confia Nienor. Nous voyageons sur tout le continent comme marchands ou mercenaires et nous tendons l’oreille en attendant notre heure. Aujourd’hui, Vale et Argawen recolonisent des contrées interdites aux humains, bientôt ce sera au tour de notre forêt d’attirer les regards et nous aurons besoin d’alliés ce jour-là. La guerre entre Dorina et Argawen est le moment que nous attendions pour sortir de l’ombre de nos arbres et gagner la confiance des doriniens. »

Belhalid baissa la tête et murmura sa question suivante.

« Malgré la purge ?

- Nous n’avons pas oublié. Nienor avait baissé aussi la voix, mais Belhalid ressentit la nostalgie profonde qui émana du nyade. J’ai vécu la purge. La plupart d’entre nous l’ont vécue et certains en gardent un grand ressentiment. Mais c’était il y a longtemps, même pour nous et les humains changent plus vite que nous. Nous l’avons appris quand vos rois nous ont trahis la première fois. Nous faisons maintenant le pari que vous ayez changé à nouveau.

- C’est prendre beaucoup de risques.

- Moins que vous ne le pensez. Nous préparons ce moment depuis près de quarante années. Nous avions préparé un plan avec votre roi…

- Le roi Moud, vous êtes en contact avec le roi !

- Il est un grand roi, un vrai bâtisseur et un très bon commerçant. Nos échanges ont été plus que fructueux. Il est même venu à Edhelin il y a dix ans de cela, sourit Nienor, content de l’effet que sa révélation avait sur l’amharis. Vous-même Belhalid, nous vous suivons depuis longtemps. Votre roi vous a placé à l’Haris el Moseda pour vous rapprocher de nous et faciliter notre prise de contact. Nous avons vu en vous l’homme idéal, curieux et ouvert d’esprit, un homme qui cherche à comprendre avant d’agir.

- Idéal pour faire quoi ?

- Pour organiser la rencontre entre nos peuples bien sûr. Nienor adressa un grand sourire au dorinien puis son regard s’assombrit de nouveau. Mais Argawen nous a pris de cours. Nous ne nous attendions pas à ce qu’ils attaquent si tôt. Il se passe des choses étranges ami Belhalid et je commence à penser que jamais nos deux peuples n’ont plus eu besoin l’un de l’autre. »

La voix de Nienor s’étrangla sur la fin. L’Amharis lui jeta un regard, il avait les yeux baissés et son visage s’était complètement fermé. Une inquiétude sourde commençait à grandir dans l’esprit de Belhalid.

« Ce n’est qu’une attaque. Nous savions qu’elle arriverait et nous y sommes préparés. Maintenant ou l’année prochaine, quelle différence ?

- Peut être… Peut-être nous sommes nous trompés. C’est juste que… Je ne pensais pas qu’Argawen attaquerait si tôt et je n’aime pas que l’on contrarie mes plans voilà tout. »

Belhalid avait senti l’indécision dans la voix et l’attitude du nyade mais maintenant, celui-ci tournait vers lui des yeux de nouveau rieurs et son pas redevenait alerte. L’ombre était passée. Mais elle avait laissé des traces dans l’esprit de l’amharis.

 

Quelques pas devant Nienor et Belhalid, Mohad se laissait guider par Sihata. Il gardait les yeux rivés au sol, essayant par tous les moyens de s’éviter une nouvelle chute. Au fur et à mesure, pendant qu’ils s’enfonçaient dans la forêt, le grand dorinien se rendit compte que les arbres devenaient de plus en plus épais et rapprochés les uns des autres. Pourtant il lui semblait y voir plus clair, comme si malgré la densité grandissante d’arbres de plus en plus grands, la clarté du Lune leur parvenait mieux. Il leva les yeux un instant pour murmurer un remerciement au ciel. Mais au-dessus de lui ce n’était pas le Lune ni les étoiles qui lui éclairaient le chemin. Il vit des arbres immenses dont il ne pouvait apercevoir les cimes. Les premières branches se trouvaient loin au-dessus de sa tête mais leur enchevêtrement et le feuillage formaient une succession anarchique de voûtes dont les troncs droits de ces géants de la forêt étaient les piliers. Ce plafond végétal aurait dû empêcher toute lumière de parvenir jusqu’au sol. Mohad, le nez en l’air la bouche ouverte s’imbiba du spectacle fantastique que la forêt lui offrait : chaque feuille était une source lumineuse. Toute cette multitude accrochée aux branches nimbait le chemin d’une clarté lunaire.

« Nous les appelons forsedhron, lui dit Sihata. Nous avons fait grandir ces arbres de lumière au plus profond de la forêt, loin du regard des humains. Ils marquent le début du cœur de notre territoire. »

La lumière des arbres permit à Mohad de voir que le sol commençait à monter devant lui. Les rochers autour de lui se faisaient plus nombreux, le terrain devenant plus accidenté entre les immenses troncs. Le soldat de Dorina comprit qu’ils arrivaient enfin sur les contreforts nord de la chaine des Harvas. C’est à cet endroit que le golfe du Nebah venait déchiqueter la terre et pénétrer jusqu’au milieu des imposantes montagnes. Le chemin commençait à se rétrécir et Mohad se rendit compte que le petit groupe avait suivi une vallée qui s’enfonçait entre deux hautes montagnes dont il pouvait apercevoir les bases autour de lui. Au fond de la vallée, deux arbres, encore plus imposants que les immenses forsedhron, gardaient le passage. Sihata s’approcha de Mohad et lui montra au pied de l’arbre de gauche leurs compagnons de route en discussion avec un groupe de gardes. Les gardes étaient en armure : une cuirasse, des protections aux avant-bras et un casque, tous forgés dans un métal noir aux reflets verts par-dessus un grand vêtement de la même matière que la cape que portait le petit groupe de Nienor et Sihata. Le vêtement porté par les gardes leur descendait à mi-jambe et Mohad apercevait en dessous des bottes renforcées. Ils étaient armés de grands arcs sur lesquels ils s’appuyaient nonchalamment en pleine discussion. Derrière eux, Mohad vit que des marches avaient été creusées dans le tronc gigantesque. Il suivit des yeux cet escalier jusqu’à un amoncellement de branches. Sur ces branches les nyades avaient construit des plateformes et tout un ensemble de tours. Il y avait là une véritable petite garnison qui regardait les nouveaux arrivants.

« Voici Beyin Eteria, expliqua Sihata. La porte qui garde le chemin d’accès à Edhelin. Nous ne sommes plus très loin de la ville.

- Eteria ? reprit Mohad. C’est ainsi que vous vous êtes appelés dans les sous-bois.

- C’est le nom que nous nous donnons, répondit-elle dans un sourire. Dans votre langue, nous dirions ‘promeneurs’. »

Mohad haussa les épaules et sa bouche se tordit en une moue d’incompréhension mais ils arrivaient au niveau de l’escalier où les attendaient les eterias et les gardes. Ces derniers saluèrent Sihata et Nienor. Mohad aperçut quelques regards noirs portés en leur direction quand Belhalid et lui furent présentés mais le capitaine leur serra chaleureusement la main et leur souhaita bon repos à leur arrivée à la ville. Sihata échangea quelques paroles dans sa langue avec une nyade qui jouait avec son couteau puis les eterias et leurs deux invités prirent congé des gardes et s’avancèrent sur le chemin qui menait à Edhelin.

 

C’était un chemin serpentant entre deux falaises et l’œil du soldat remarquait d’autres camps de défense cachés dans la roche ou sur les hauteurs. Le chemin était toujours éclairé par les forsedhron et Mohad demanda à Sihata s’il était possible de les éteindre en cas d’attaque. La nyade lui apprit que les arbres ne créaient pas la lumière. Ils ne faisaient que rediffuser la lumière du Lune ou de la Soleil. Il n’était pas possible de les éteindre mais cela n’était pas considéré comme un problème en cas d’attaque vu les installations défensives de la ville. Il inspecta encore un temps les impressionnantes installations défensives, puis il posa la question qui le taraudait depuis le passage de la porte.

« Pourquoi les ‘promeneurs’ ? Est-ce que ça signifie quelque chose pour les nyades ? »

Sihata lui expliqua que, à sa connaissance, ce n’était qu’une mauvaise blague de Nienor. « Une de ces blagues qu’il est le seul à comprendre », précisa-t-elle. Nienor avait été le premier après la purge à sortir de l’ombre de la forêt pour reprendre des nouvelles du monde extérieur. Lorsque Lilandel lui avait demandé pourquoi il disparaissait si souvent, il répondit qu’il se promenait et quand d’autres se sont joints à lui, il décida de garder le nom.

 

Fermant toujours la marche, Nienor et Belhalid devisaient eux aussi. Nienor expliquait à l’amharis que l’emplacement de la ville avait été soigneusement choisi. L’accès était facilement défendable grâce aux montagnes qui l’entouraient. Le cœur de la ville avait été construit en hauteur, surplombant le golfe de Nebah. L’accès à la mer liait la ville au port qui se trouvait au fond du golfe ainsi qu’à la grande vallée qui s’étendait dans le prolongement du golfe. Mais pendant que Nienor se perdait dans ses explications, Belhalid restait préoccupé par les révélations que le chef des eterias lui avait faites plus tôt. Quand le flot des explications sembla se tarir, Belhalid relança la discussion qui avait été interrompue par le passage de Beyin Eteria.

« Vous me disiez que l’attaque d’Argawen contrariait vos plans, mais vous ne m’avez pas dit quels étaient ces plans. »

Nienor ne répondit pas tout de suite, et Belhalid craignit un instant d’en avoir trop demandé. Mais après un court silence, le nyade reprit la parole.

« Nous avions de grands projets, votre roi et nous. De grandes festivités prévues en l’honneur de l’alliance reformée entre nos peuples. Aujourd’hui je pense que Lilandel avait pressenti que ces plans n’étaient que rêves. Elle voulait que nous restions sobres pour aller plus vite. Mais à l’époque la guerre semblait encore lointaine et le roi et moi voulions des feux de joie et des parades. »

Rattrapé par la fougue qui avait été la sienne pendant ses longues explications sur Edhelin, il mima par de grands gestes les danses autour des feux et les défilés de chevaliers au milieu d’une foule en liesse. Il était telle une flamme, vive et incandescente, toujours en mouvement. Puis lentement, il s’éteignit à nouveau et baissant les yeux, il continua d’une voix éteinte.

« Mais Argawen nous a pris de court et nos beaux projets sont les premières victimes de cette guerre.

- Pourquoi pensiez-vous qu’Argawen attaquerait plus tard ?

- Ils n’ont pas assez d’hommes pour faire face à une guerre sur deux fronts.

- Mais justement, la révolution à Vale leur garantit qu’ils seront tranquilles sur le front ouest. C’est l’occasion rêvée pour eux.

- Vale n’a jamais été un problème pour Argawen. Les valiens n’ont jamais eu les moyens de faire traverser le Sareth à leur armée. De toute façon la révolution valienne est achevée depuis une dizaine de jours et Ar-Gareth le sait bien.

- Ar-Gareth ? interrogea Belhalid.

- Le roi d’Argawen. Je suis surpris que vous ne sachiez pas cela, répondit Nienor en fronçant les sourcils.

- Nous l’appelons juste le roi d’Argawen chez nous, fit Belhalid en haussant les épaules. Mais si Vale n’a jamais été un problème, Argawen n’a jamais rien eu à craindre sur son front ouest…

- Vale n’est pas la seule puissance à l’ouest. Les telches ne peuvent pas laisser Argawen gagner une guerre contre Dorina. Nous savons qu’Ar-Gareth craint une attaque des telches.

- Mais les telches des monts noirs ne sont certainement pas assez puissants pour inquiéter Argawen. Ce ne sont que des bandes nomades qui vont de mine en mine, asséna Belhalid. »

Il scruta le visage de Nienor, y cherchant une réponse. Le petit sourire en coin du nyade s’agrandit. Et soudain Belhalid comprit.

« Ils se cachent, s’exclama-t-il. Comme vous dans la forêt. Ils se cachent dans les montagnes. »

Nienor acquiesça.

« Les bandes dans les monts noirs ne sont que des diversions. La véritable force des telches se trouve au cœur de la chaine des Zadhras. Ar-Gareth le sait.

- Donc s’il nous attaque c’est qu’il sait qu’il n’a rien à craindre des telches. Peut-être ont-ils conclu une alliance ?

- Si c’était envisageable mon ami, je m’inquièterai beaucoup moins. Mais les telches sont encore plus têtus que les nyades. Ils sont aussi durs à changer que leurs montagnes. Si Argawen attaque c’est qu’ils ont réussi à se débarrasser de la menace telche et je n’ai aucune idée de ce qu’ils ont fait pour accomplir un tel exploit. »

Nienor se tut, il signala un obstacle que Belhalid enjamba en silence, ruminant les inquiétantes déclarations du nyade. Ce dernier remarqua l’air sombre du dorinien. Il lui donna une grande tape dans l’épaule, sourit de toutes ses dents et s’exclama :

« Mais pas d’inquiétude inutile mon cher, c’est justement pour cela que vous êtes là. Vous et moi, nous allons percer ce mystère avant qu’Argawen n’ait pu égratigner les murs de l’Haris el Moseda et ensemble nous repousserons l’envahisseur. »

Quand ils arrivèrent enfin à Edhelin, ils étaient épuisés. Si Belhalid gardait une certaine contenance, le grand Mohad avait depuis longtemps les épaules voutées et les jambes trainantes sous l’effet de la fatigue. La journée avait été particulièrement longue et éprouvante. C’est pourquoi ils ne protestèrent pas quand Nienor leur proposa de dormir au poste de garde à l’entrée de la ville. Comme promis, les lits étaient frais et leur sommeil n’en fut que plus profond.

Il ne sut pas si c’était la longue habitude militaire, les premières lueurs du jour ou les cris d’enfants qui venaient de la fenêtre ouverte qui le réveillèrent, mais Belhalid se sentait frais et reposé comme il ne l’avait jamais été auparavant malgré sa courte nuit. Il se passa les doigts dans les cheveux, se frotta les joues et se leva. Le plancher craqua sous son poids ce qui réveilla Mohad, habitué lui aussi à se réveiller tôt et vite.

- Reposé ? s’enquit Belhalid.

- Parfaitement. Vous devriez installer des lits comme ceux-là à la forteresse commandant, les hommes se précipiteraient de tout Dorina pour pouvoir y dormir.

Ils sortirent de la chambre. Dans le couloir, Sihata était en pleine discussion avec une nyade. Belhalid reconnut la garde avec laquelle Sihata s’était rapidement entretenue au passage de Beyin Eteria. Elle avait toujours le même couteau à la main mais s’en servait cette fois pour découper des quartiers de pommes qu’elle mangeait ou offrait à Sihata. Les soldats doriniens admirèrent l’habileté avec laquelle elle utilisait la courte lame. Elle tourna son regard vers eux et les figea sur place. Elle ne devait pas dépasser les épaules de Mohad et pourtant elle leur fit froid dans le dos. Tout en elle était noir, les vêtements, les cheveux, coupés courts comme ceux de Sihata, et même les yeux. Le contraste avec sa lumineuse voisine était saisissant.

- Belhalid, Mohad, commença cette dernière, voici mon amie Liath.

Liath leur tendit à chacun une pomme dans lesquelles ils croquèrent avidement.

- Suivez-nous, dit Sihata, la reine nous attend.

Ils sortirent du poste de garde où les nyades venaient pour prendre leurs ordres de la journée. Sihata et Liath furent saluées joyeusement par un groupe d’arrivants. Arrivé à l’extérieur, Mohad vit autour de lui des maisons en pierre collées les unes aux autres, une rue étroite qui menait à une grande place où jouaient des enfants sous un immense arbre. Le grand guerrier se pencha vers Belhalid et lui chuchota d’un air dépité.

- Je m’attendais à voir des maisons dans des arbres avec des passerelles pour aller de branches en branches comme dans les histoires de mon grand-père.

Devant eux, Sihata éclata de son rire lumineux et Liath se mit brusquement à marcher vers la place. Belhalid la suivit promptement et Mohad suivit son commandant par reflexe.

- Edhelin est une ville trop jeune, leur expliqua Sihata. Les arbres qui abritent habituellement nos maisons n’ont pas encore suffisamment grandi.

- En attendant, nous vivons au sol, comme de misérables anthron, coupa Liath.

- C’est quoi un “anthron” ? chuchota à nouveau Mohad à Belhalid.

- C’est le nom que nous vous donnons dans notre langue, coupa à nouveau Liath. Et cessez donc de chuchoter, c’est inconvenant.

Le ton était coupant et rageur. Mohad fut tétanisé par tant de violence. Mais Sihata se plaça à côté des deux doriniens et les rassura de son sourire chaleureux.

- Liath, ma chère petite Liath, dit-elle. Ne t’avais-je pas demandé d’être plus accueillante ?

- Je suis accueillante, s’écria l’autre. Je leur explique les bonnes manières.

- Ne vous inquiétez pas, enjoignit Sihata aux doriniens, elle est comme cela avec tout le monde. Demandez-lui ce qu’elle a osé dire à ma mère la reine le jour de son arrivée ici.

Liath ne broncha pas mais Mohad et Belhalid ne semblaient pas disposés à poser la question.

- Allez-y, ne soyez pas timides, les poussa Sihata.

- Arrête donc, reprit Liath, tu vois bien que cela ne les intéresse pas.

Sihata fit une petite moue, se tourna vers Belhalid qui se lança soudain.

- Je vais rencontrer la reine pour la première fois aussi, dit-il. Je serais intéressé de savoir ce qu’il est convenable de lui dire.

Le rire cristallin de la princesse des nyades résonna à nouveau tandis que Mohad écarquillait les yeux de surprise. Liath se retourna et braqua ses yeux noirs sur Belhalid. Mais au lieu de la rage qui habitait ce regard jusqu’alors, l’amharis y détecta une pointe d’amusement. Ils étaient arrivés au bout de la rue et plutôt que de répondre, Liath s’engagea sur la grande place. Au milieu se dressait un arbre gigantesque dont les racines et le bas du tronc avaient été travaillés pour servir de terrain de jeux. Sur la gauche des arrivants, la place s'arrêtait brusquement pour plonger dans la mer en contrebas. La route qui les avait menés ici avait été pavée avec le plus grand soin, les pierres étaient multicolores et aucune n’avait la même forme. Pourtant elles étaient jointes avec une extrême précision. Le pavage s'étendait sur la place jusqu’à la falaise et le grand arbre puis s'arrêtait, inachevé, pour laisser place à un parterre d’herbe. De l’autre côté, il n’y avait plus de maisons collées, ni de pavés. Juste un assemblage hétéroclite de bâtiments et au bout un nouvel arbre encore plus grand que tous les autres, un arbre de géants ou de légendes, sur lequel s’adossait ce qui ne pouvait être que le palais. Tout sur cette place renforçait l’aspect de brisure ; de la cassure physique créée par la falaise à l’arrêt des efforts de pavage. Cette place qui semblait avoir été conçue comme un lien entre deux mondes finissait par renforcer la brutalité de leur confrontation.

 

Liath et Sihata se dirigèrent vers la falaise, au seul endroit où le pavage s’étendait jusqu’au bord. Il y avait là un escalier qui plongeait dans l’abîme. Nienor s’y tenait avec une nyade habillée des vêtements vert sombre et équipée des armes légères des eterias. Ses longs cheveux blonds ondulaient avec la brise marine qui montait de la falaise et contrastaient avec les coupes courtes de Liath et Sihata. En s’approchant à leur tour, Belhalid et Mohad passèrent à côté des enfants. Ils pouvaient entendre les rires et se pousser les uns les autres sur les racines du grand arbre en hurlant “A mon tour !” ou “Passe la balle !”. Les deux hommes sourirent en passant à côté de tant de joie de vivre et d'insouciance. Mais quelque chose dans leur attitude troubla Belhalid. Il y avait juste devant lui un détail d’une importance considérable qu’il n’arrivait pas à cerner. Il reporta son attention sur Nienor et la nyade aux longs cheveux blonds. Vue de près, elle paraissait plus jeune que Sihata et Liath.

- Où donc la reine t’envoie-t-elle encore ? s’exclama cette dernière à l’adresse de la jeune nyade lorsqu’ils arrivèrent à proximité de l’escalier.

- Chez les telches, annoncer l’attaque sur Dorina, répondit-elle avec la même diction élégante et chantante des nyades quand ils s’exprimaient dans la langue des hommes.

- Combien de temps ?

- Difficile à dire. Nous accompagnons l’ambassadeur telche et reviendrons avec lui quand il aura fini sa mission. Trois jours pour y aller, un Lune sur place et un ou deux jours pour revenir.

- Et pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue ?

- La reine m’a expliqué que ta présence était requise à Edhelin pour l’instant. Et elle ne m’en a pas précisé la raison, expliqua la jeune nyade, anticipant la question de Liath.

- Je t’accompagne en bas, finit cette dernière.

Elle alla s’installer à côté de la jeune nyade et bouscula Nienor au passage.

- Liath ! s’écria celui-ci. C’est toujours un tel bonheur d’être ignoré par toi. J’espère que tu as été agréable avec nos invités, finit-il avec un air malicieux.

- Ne recommencez pas, trancha à nouveau la nyade aux longs cheveux blonds. Puis se tournant vers les doriniens. Je suis Elina. Désolée de vous rencontrer dans des circonstances aussi peu propices. Mon bateau attend et nous ne pouvons pas nous permettre de laisser passer la marée. J’espère que nous aurons la chance de nous revoir en des temps plus paisibles.

- Ce sera un honneur, lui répondit Belhalid tandis que Mohad inclinait la tête devant elle.

Puis elle se tourna vers Nienor. Celui-ci ouvrit ses bras et entoura la jeune nyade de son étreinte. Elle le serra à son tour et d’une voix étranglée par un sanglot lui dit :

- Tu ne feras pas de bêtises.

Il acquiesça.

- Je veux te retrouver sain et sauf ici-même quand tout sera fini, continua-t-elle. Pas d’acte d’héroïsme inutile. Tu m’entends papa ?

Nienor la serra encore plus fort et lui murmura dans l’oreille des paroles qui la firent sourire. Elle essuya une larme au coin de son œil. Liath lui prit la main et descendit les premières marches. Nienor relâcha son étreinte et la laissa tirer sa fille sur l’escalier qui plongeait dans l’abîme.

 

Ils restèrent encore un temps à regarder la fille de Nienor et ses cheveux blonds ondulants descendre les marches à la suite de Liath. Juste avant qu’un coude ne les fasse disparaître de leur vue, Elina se tourna vers son père et ils échangèrent un dernier regard douloureux. C’était la guerre et ils savaient qu’ils partaient tous deux vers des dangers imprévisibles. D’un dernier geste de la main, Nienor adressa tout son amour à sa fille et ce fut tout, elle était partie. Belhalid et Mohad se sentaient mal à l’aise et encore plus étrangers qu’ils ne l’étaient devant ces effusions. Ils regardèrent le nyade fixer quelques instants encore la paroi derrière laquelle sa fille avait disparu avant de se tourner brusquement vers eux.

- Au palais, s’écria-t-il, Liath nous attendra ici à notre retour.

Il s’élança à grands pas vers l’autre côté de la ville où le palais était adossé à son arbre extraordinaire. Il passa à côté des enfants qui jouaient toujours, inconscients du drame qui venait d’avoir lieu, et leur fit de grands signes. “Au revoir Nienor ! Au revoir Sihata !” répondirent les petits joueurs et le détail qui avait échappé à Belhalid un moment plus tôt s’imposa tout d’un coup à lui.

- Pourquoi parlent-ils notre langue ?

Nienor ne s’arrêta pas. Il se tourna et, marchant à reculons, décocha ce grand sourire malicieux que l’amharis commençait à bien connaître.

- C’est parce qu’ils sont humains bien sûr.

Il s’esclaffa devant la mine déconfite des deux doriniens puis reprit.

- Dépoussiérez-vous et préparez vos discours, clama-t-il en effectuant un nouveau demi-tour virevoltant pour se remettre dans le sens de la marche, nous allons voir Lilandel, reine des habitants d’Edhelin.

 

Au bout de la rue, l’arbre immense marquait le centre de la ville. Le palais n’était pas simplement adossé à ce géant de la nature, il en était partie intégrante. Deux énormes racines s’écartaient du tronc comme pour accueillir les arrivants. Elles servaient aussi d’escaliers de parade pour accéder aux étages supérieurs. Entre ces racines, deux portes monumentales posées contre le tronc et magnifiquement ouvragées servaient d’entrée principale au palais. Mais Nienor tourna sur sa droite et passa sous l’arche creusée dans l’une des racines pour pénétrer dans un bâtiment aux dimensions plus modestes. Il n’en était pas moins délicatement ouvragé. Chaque mur avait été travaillé pour ressembler à une des feuilles de l’arbre qui les abritait. Les fenêtres étaient parcourues de nervures qui empêchaient de voir à l’intérieur tout en laissant entrer la lumière. La porte discrète s’ouvrit sans un grincement. Nienor et Sihata laissèrent Mohad et Belhalid entrer en premier. Ils arrivèrent dans une salle plus profonde que ne le laissait imaginer la taille de la petite maison par laquelle ils étaient entrés. Elle devait se prolonger à l’intérieur du tronc. Un groupe était assis autour d’une longue table, au bout opposé à l’entrée. D’un côté se trouvait une personne qui par la couleur cuivrée de sa peau et l’amplitude de ses vêtements ne pouvaient qu’être un noble dorinien. En face de lui, sept nyades discutaient dans leur langue. En bout de table, dans une robe blanche ourlée de fins fils d’argent se trouvait Lilandel, femme de Valardil, mère de Sihata et reine de ces lieux. Les soldats de Dorina la reconnurent immédiatement en raison de la couronne qu’elle portait : des fils d’argent, certains polis d’autres brossés, tressés en un cercle et, insérée au niveau du front, une petite pierre, bleue comme la mer d’été. Les légendes disaient que Valardil avait plongé au fond de l’Ahial : la petite mer du sud, attiré par un éclat et qu’il en avait remonté cette pierre qui se mariait si bien avec la couleur des yeux de sa dame.

Ne sachant que faire en l’absence de protocole, Mohad et Belhalid restèrent immobiles, intimidés. Sihata entra à son tour, sans bruit. Le groupe en bout de table ne semblait toujours pas avoir remarqué les arrivants. C’est alors que Nienor claqua la porte derrière lui. Instantanément, tous les regards se tournèrent vers lui.

« Pardon ! » dit-il, la main sur la bouche pour cacher le sourire narquois qui s’y était fixé.

Puis il prit une chaise à côté de lui et la traina, le plus bruyamment possible, vers le bout de la table pour aller s’installer à la gauche de Lilandel. L’un des nyades lui adressa une remarque acerbe dans sa langue. C’était un vieux nyade, le visage ridé, la barbe blanche et une profonde cicatrice sur la joue droite. Belhalid se demanda comment les nyades vieillissaient alors qu’ils étaient censés vivre éternellement.

- Aucun sujet n’est trop grave pour qu’on ne puisse en rire mon cher Nuiland, répondit Nienor en s’asseyant et il envoya un regard flamboyant de défi à son interlocuteur.

- Le moment est mal choisi pour se quereller entre nous, coupa Lilandel.

Elle commandait d’une voix douce et les protagonistes se calmèrent dans l’instant. Elle se leva pour accueillir sa fille, Sihata, qui s’était avancée et s’installa à la droite de la reine qui continua.

- Bienvenue Belhalid et Mohad. Avancez, je vous en prie.

Les deux soldats furent pris de court par cette invitation mais Belhalid réagit vite et s’avança le long de la table. Mohad le suivit à son tour. Pendant qu’ils s’avançaient, la reine présenta les sept nyades, Nuiland puis trois autres hommes et trois femmes, élus du port et des autres villes de la forêt.

- Et voici Medjin, conseiller du roi Moud de Dorina, finit-elle.

Instantanément, Belhalid et Mohad commencèrent à s’incliner devant le noble dorinien. Mais Medjin les arrêta d’un geste.

- Je vous en prie, dit-il en se levant. Pas de révérence dans ce lieu. La reine insiste que tous soient considérés comme égaux ici…

- Sauf elle, chuchota Nienor suffisamment fort pour que tout le monde l’entende.

- Et nous respectons son bon vouloir…

- Sauf moi, fit encore Nienor alors que Nuiland et les autres élus grimaçaient devant son impertinence.

- S’il vous plait, asseyez-vous là, finit Medjin en tirant une chaise à sa gauche et ne s’asseyant qu’une fois que Mohad et Belhalid furent installés.

La voix douce de Lilandel s’éleva de nouveau. 

- Aux dernières nouvelles, l’armée d’Argawen fait le siège de l’Haris el Moseda. Les éclaireurs d’Argawen et leurs vihags ont pris possession de la grande plaine et interdisent toute communication entre nous, l’Haris el Moseda et la capitale de Dorina, Al-Zimma. Nous supposons que c’est intentionnel et donc que le roi Ar-Gareth sait que nous sommes cachés dans cette forêt et que nous sommes en contact avec le roi Moud.

- Si je peux me permettre madame, coupa Nienor.

Nuiland émit un grognement de désapprobation mais Lilandel l’invita d’un geste à continuer.

- En sait-on plus sur l’importance de l’armée qui assiège l’Haris el Moseda ?

- Notre dernier rapport indique une armée de plus de quatre cents cinquante mille soldats, répondit Lilandel. D’autres seront certainement arrivés depuis et c’est sans compter les escouades de vihags.

- Ar-Gareth ne peut mobiliser plus de cinq cents mille hommes. Il a donc envoyé l’intégralité de ses hommes contre Dorina. Je ne saisis pas comment il peut ainsi découvrir son front ouest.

- Les telches ou Vale auraient signés un accord avec Argawen ? hasarda Medjin.

- Jamais les telches ne s’allieraient avec Ar-Gareth, tonna Nuiland. Ni avec aucun des royaumes. Le souvenir de la grande trahison est peut-être moins présent à Zadhras que dans nos forêts, il n’en est pas moins bien trop cuisant.

- Vale alors ! insista Medjin. Ils sortent d’une révolution, peut être leur nouveau maître a conclu une alliance avec Ar-Gareth.

- Je ne pense pas… commença Nienor avant que Medjin ne le coupe bruyamment.

- Mais vous ne pouvez pas être sûr !

- Allons, calma immédiatement Lilandel, vous savez bien que les délais sont trop courts. Voilà à peine dix jours que Vale est stabilisé. Nous savons tous que ce genre de tractations secrète dure des lunes voire des saisons. Et c’est sans compter l’animosité légendaire que Ar-Gareth porte au nouveau maître de Vale.

- Comment l’expliquez-vous alors ? s’emporta le conseiller du roi Moud.

- Je ne l’explique pas… Pas encore du moins, répondit Nienor. Mais ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus.

Il regarda à tour de rôle les personnes assises autour de la table, s’arrêtant un instant de plus sur Belhalid avant de reprendre.

- Pourquoi Ar-Gareth lance-t-il toutes ses forces dans la bataille ?

- Parce qu’il le peut, pour nous écraser, répondit Medjin agacé.

Nienor continuait de regarder Belhalid avec attention.

- Il le fait pour attirer toutes nos garnisons dans la grande Plaine, dit enfin l’amharis. S’il n’avait attaqué qu’avec une partie de son armée, nous aurions riposté avec une partie de nos défenses. Argawen aurait pu garder l’autre en réserve et nous écraser.

Nienor sourit.

- Exactement, commandant Belhalid, exactement… Nos plans avec le roi Moud ont toujours porté sur une armée d’invasion de trois cents mille hommes au plus. Quand il apprendra que ce sont cinq cents mille hommes qui se massent à ses frontières, il prendra peur et rappellera toutes les garnisons des côtes.

- Le piège est grossier, fit l’amharis. Sûrement le roi le verra.

- Exactement, triompha Medjin pendant que Mohad acquiesçait fortement de la tête.

- Hélas, le roi Moud ne fit jamais preuve d’une quelconque compréhension des choses de la guerre, reprit Nienor gravement. Ar-Gareth le sait, tout comme il sait que nous saurons voir à travers son plan. C’est pour cela qu’il a coupé nos routes de communication.

- Je proteste fermement seigneur Nienor. Medjin devint rouge de colère. Le roi Moud est un grand roi et de plus il est très bien entouré. Mon propre frère est son ministre des armées.

- Je ne suis seigneur de rien conseiller, s’amusa Nienor ce qui sembla agiter encore plus l’envoyé du roi. Et je connais bien la valeur de votre frère, c’est moi même qui l’ai recommandé. Il a fait un travail remarquable pour réorganiser l’armée et les défenses. C’est sans conteste le meilleur ministre des armées que Dorina ait pu avoir. Mais ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est un général.

Sur cette dernière phrase, le ton de Nienor s’était fait plus dur et son regard s’était décalé un court instant vers Belhalid. Medjin le remarqua. Il se leva brutalement pour toiser le nyade.

- Je vois bien vos petits jeux à présent, tonna-t-il. Vouloir remplacer mon frère par cet amharis, il cracha presque ce dernier mot.

Aussitôt, Belhalid, Mohad et Sihata furent sur le point de se lever. Le premier pour protester son innocence, le grand guerrier pour défendre l’honneur de son commandant et la lumineuse nyade pour assurer celle de Nienor qui restait assis, un sourire ironique gravé au coin des lèvres. Mais avant que la discussion ne tourne au pugilat, la douce voix de Lilandel s’éleva de nouveau pour leur imposer le silence.

- Nous ne sommes pas là pour parler politique ou sièges de cabinets, reprit-elle toujours aussi calmement. Nous devons préparer une guerre. Nous ne pouvons pas risquer que Dorina laisse ses côtes sans défense. Conseiller, combien de temps la forteresse peut-elle tenir ?

- En cas de siège, madame, l’Haris el Moseda peut tenir trois lunes, dit fièrement Medjin.

Belhalid s’agita sur son siège et d’une voix douce, la reine l’invita à parler.

- Avec cinq cents mille hommes, Argawen ne perdra pas de temps à faire le siège de la forteresse. Il la prendra d’assaut. Dans ces conditions, nous ne tiendrons pas plus de six jours.

Medjin tourna vers lui un regard furieux tandis que Nienor approuvait une fois de plus l’intervention de l’amharis.

- Très bien, reprit Lilandel. Combien de temps pour assembler l’armée conseiller Medjin ?

- Quatre jours majesté comme prévu. Les préparatifs ont dû commencer à l’aube.

- Commandant ? fit Lilandel à l’adresse de Belhalid ce qui provoqua un nouveau regard outré de la part du conseiller.

- Je suis d’accord avec le conseiller pour l’armée régulière. Mais si le roi veut attendre les garnisons de la côte, il devra attendre trois jours de plus. D’ici là la forteresse sera perdue.

- Le roi ne le permettra jamais, trancha Medjin.

- Il ne pourra pas le savoir conseiller, lui répondit l’amharis. Les communications étant coupées, il n’aura aucun moyen de savoir ce qui se passe.

- Et voilà que la stratégie d’Argawen devient encore plus diabolique, murmura Sihata.

Nienor s’ébahit lui aussi un court instant devant cette information nouvelle avant de devenir soudainement follement amusé par la situation.

- Nous n’avons donc pas le choix, dit-il reprenant son sérieux. Nous devons aller à Al-Zimma prévenir le roi Moud avant la fin de la quatrième journée.

- Mais c’est une folie et vous le savez, s’exclama Belhalid. Une escouade ne passera jamais les vihags.

- Pourquoi ne pas envoyer une force armée pour s’occuper des vihags alors, proposa l’un des élus ?

- Une force trop importante pour les vihags serait simplement interceptée par l’armée et nous ne serions pas plus avancés, coupa Belhalid.

- C’est pourquoi nous ferons le tour vous trois et moi... par Argawen, dit Nienor en indiquant Mohad, Belhalid et Medjin.

- Sois sérieux, reprit Lilandel. Trois doriniens ne passeront jamais à travers Argawen.

- Il nous faudra pourtant bien essayer, continua Nienor les yeux brillants d’excitation. Et puis ça nous donnera juste le temps de passer voir Enda à Wenheim. Il y a quelque chose derrière cette histoire avec les telches que je souhaiterais mettre au clair avant la bataille.

Il avait de plus en plus de mal à contenir son excitation et tenait à peine debout sur son siège.

- Wenheim ! Medjin était prêt à exploser de rage. Mais enfin qu’est-ce que vous avez besoin d’aller faire là-bas ?

- Je vous l’ai dit, s’offusqua presque Nienor. Aller voir Enda !

- Mais enfin…

Medjin était au bout de ses paroles et Lilandel ne semblait pas plus convaincue. C’est alors que Nuiland se leva à son tour pour prendre la parole. Nienor se calma alors, toute son attention portée vers le nyade âgé, prêt à défendre son expédition en Argawen à tout prix.

- Vous pensez vraiment pouvoir rejoindre Al-Zimma en passant par Wenheim en moins de quatre jours ?

- Bien sûr, répondit Nienor froidement.

- Et pourquoi partir avec les doriniens ?

- Belhalid doit m’accompagner, fit-il farouche. Je pense que vous aurez compris pourquoi je considère sa présence indispensable à Dorina.

En réponse, les rides du vieux nyade se plissèrent en un léger sourire. Nienor continua.

- J’imagine que Mohad voudra suivre son commandant et Medjin, en tant que conseiller du roi, nous permettra d’être introduits rapidement dans ses bureaux.

Nuiland se tourna alors vers Lilandel.

- Je ne vois pas que nous ayons d’autres choix ma reine.

Lilandel soupira.

- Et là où va Nienor, Sihata l’accompagne j’imagine.

La reine regarda sa fille qui lui sourit en retour. Nienor n’en revenait pas que Nuiland ait choisi en sa faveur mais il bouillait déjà d’impatience.

- Nuiland ? demanda Lilandel, toujours de la même voix douce. Je te charge de rassembler l’armée au lac de Rhelib sous trois jours.

Au nom du lac, tous les nyades baissèrent les yeux, comme si une ombre soudaine s’abattait sur leur esprit. Nienor lui-même rentra la tête dans les épaules et perdit son sourire. Sihata tendit le bras pour serrer la main de sa mère dans la sienne. Les yeux de la reine avaient perdu leur couleur bleu vif. Ils s’étaient assombris, devenus presque gris.

- Combien de soldats ? demanda Nuiland.

Mais même les tons chauds et graves de la voix du vieux nyade ne semblaient pouvoir réchauffer les cœurs. Belhalid voulu demander à Medjin pourquoi la mention du lac de Rhelib avait si soudainement pétrifié toute l’assistance, mais le conseiller du roi restait immobile.

- Arme tout le monde, répondit la reine dans un soupir.

L’ordre choqua les six autres élus des nyades mais la reine n’y prêta aucune attention. Le regard baissé, elle restait prostrée.

- Ce sera fait.

La reine releva lentement les yeux vers le sage Nuiland qui avait énoncé ces mots avec toute la douceur de sa vieille voix. Elle releva la tête.

- Très bien, et la voix souple de la reine avait pris une inflexion de commandement. Elle tourna la tête vers les doriniens. Vous partirez donc pour rejoindre Al-Zimma avant la fin du quatrième jour où vous direz au roi Moud d’attaquer dès le lendemain à l’aube, sa voix se renforçait. Sur la grande plaine, les sabres de Dorina et les flèches d’Edhelin scelleront l’alliance de nos peuples dans le sang d’Argawen, finit-elle d’une voix brûlante, d’une voix de guerre. Et il y avait désormais une tempête dans le gris de ses yeux.

Le sage Nuiland marchait sur la route des deux arbres, celle qui reliait l’arbre palais à l’arbre du centre-ville. Cette route était l’axe central de la ville. Quand on entrait dans la ville, comme Belhalid et Mohad l’avaient fait la veille, on passait d’abord devant un certain nombre de bâtiments fonctionnels tels que le poste de garde, l’armurerie, la salle de commerce et l’auberge. On arrivait ensuite sur la grand place dont l’arbre central avait été pensé comme un terrain de jeux pour les enfants. C’est là que se trouvait aussi l’accès à la mer par le Beyin Nero et trois autres petites ruelles sinueuses partaient de cette place. Lorsqu’on s’engageait le long de la route des deux arbres, on entrait dans la partie résidentielle de la ville. La route était droite et très large, mais seule la partie centrale avait été dallée. Il était encore très tôt dans la matinée et la ville commençait juste à s’animer. Nuiland hocha la tête et grommela un bonjour à un passant qui l’avait salué. Il retournait dans sa tête les problèmes de logistique liés à la demande de mobilisation générale. Le peuple d’Edhelin et de la forêt environnante n’était pas fortement centralisé mais les moyens de communication à sa disposition assuraient à Nuiland de pouvoir transmettre son message dans la journée. Dans deux jours, tous les nyades auraient rejoint le lac de Rhelib et se prépareraient à la bataille qui aurait lieu à l’aube du cinquième jour. Nuiland et Lilandel avaient prévu ce rassemblement depuis longtemps. Les abords du lac avaient été aménagés pour recevoir une telle armée et ses eaux fourniraient suffisamment de nourriture. Mais, comme Nienor, Nuiland pensait que la guerre arriverait plus tard et il n’aurait jamais imaginé qu’Argawen ait à sa disposition une aussi importante force de frappe. Il n’était pas prévu d’armer tous les nyades d’Edhelin et il n’était pas certain que les armureries continssent suffisamment d’équipement pour tous. Il récapitula intérieurement les troupes à sa disposition.

 

Il y avait tout d’abord les eterias. Une force d’élite de près de cinq mille nyades. Nuiland ne l’avouerait jamais, mais il était reconnaissant envers Nienor d’avoir créé cette force. Ceux-là avaient leur propre équipement. Surtout, leur efficacité avait été démontrée sur maints champs de batailles où ils avaient l’habitude d’être recrutés comme troupes de mercenaires. Ils avaient l’habitude de combattre ensemble et avec une discipline de fer. De plus, l’expérience du commandement acquise par Nienor, Sihata, Liath et d’autres s’avérerait être décisive pour mener les troupes moins expérimentées. Il y avait ensuite les dix milles efedhrous. Tous les nyades qui avaient vécu les grandes guerres précédentes et qui avaient accepté de continuer à s’entrainer et à entretenir leur équipement. Il faudrait certainement remplacer ou réparer certaines pièces mais là encore, Nuiland ne se faisait pas de soucis. Les forges qui avaient été construites au camp de Rhelib étaient amplement suffisantes pour ces travaux. Son inquiétude portait sur la masse restante. Les quelques trente milles nyades qu’il faudrait armer et entrainer en deux ou trois jours. Par leur nombre, c’est eux qui formeraient la ligne au centre de l’armée qu’on appelait grammi. Les efedhrous et les eterias allaient devoir s’articuler autour de cette masse équipée sommairement d’arcs, de lances et d’épées courtes. Si les rapports étaient corrects, l’armée ennemie était dix fois plus nombreuse et Nuiland se disait qu’il allait lui falloir plus de flèches.

 

Il porta son regard sur la ville qui l’entourait. La partie résidentielle de la ville était la moins achevée. Il voyait les habitations de fortune collées à des arbres encore trop frêles. Il fut soudain empreint de nostalgie pour le rêve qui avait porté la construction de cette ville. Il y avait eu tant d’enthousiasme. A l’époque, rien ne semblait pouvoir arrêter Valardil et Lilandel. Ils étaient beaux et puissants, ils rayonnaient de gloire et attiraient à eux les meilleurs artisans et ouvriers du continent. Il se passa le doigt sur sa cicatrice, souvenir encore cuisant du jour où le rêve se brisa, du jour de la mort du prince de nyades. Depuis, la ville et leur peuple végétaient entre la résignation et l’espoir. Eparpillés dans la ville, il savait, se trouvaient des merveilles de technique architecturale et de fusion entre les arts des nyades et la nature. La grand place elle-même était un de ces exemples avec ses couleurs merveilleuses et la perspective de la route des deux arbres qui aurait dû magnifier le palais. Mais ces monuments étaient perdus au milieu des chemins de terre qui envoyaient leur poussière voler et tout recouvrir d’une couche grisâtre.

 

- Oh ! Vieil homme !

Le sage n’avait même pas besoin de se retourner, il reconnaissait ce ton sarcastique entre tous. Il pouvait s’imaginer le coin de la bouche de Nienor se soulever en ce sourire qui lui était si particulier. Nuiland décida de continuer sa route sans prêter attention aux cris de celui qui courait pour le rattraper. Lorsqu’enfin Nienor le dépassa, Nuiland l’examina. Bien qu’il eût couru depuis le palais en s’époumonant à son intention, le chef des eterias n’était nullement essoufflé et aucune trace des efforts de la veille ou de la douleur de voir sa fille partir vers des dangers imprévisibles n’était visible sur lui. Cependant, l’insupportable petit sourire en coin avait disparu.

- Excusez-moi Nuiland, je n’aurais pas dû vous crier après, commença Nienor avec un air de sincérité qui ne lui seyait pas. Je voulais vous remercier. Jamais je n’aurais pensé que vous prendriez mon parti face au conseil.

Nuiland ravala la répartie cuisante qu’il avait préparée.

- Bien que j’aie toujours pensé qu’elles faisaient de vous un grand nyade, finit par concéder le sage, vos pitreries m’ont toujours irrité. Mais en temps de guerre, nous n’avons plus le temps de nous irriter des pitreries des grands nyades. Nous connaissons tous votre valeur et nos vœux de réussite vous accompagnent. Mais ne croyez pas qu’après la victoire, vos exploits à venir vous absoudront de votre manque de respect.

Il avait fini sa phrase avec un sourire presque paternel et c’est gravement que Nienor le remercia et lui souhaita bonne chance pour ses travaux à venir. Puis les deux nyades se séparèrent, le sage Nuiland continuant sa route vers le poste de garde afin de lancer les ordres de mobilisation. De son côté, Nienor avait remarqué Liath qui les attendaient assise à l’ombre d’un petit arbre, éternellement occupée à jouer avec son couteau. Il alla s’assoir à côté d’elle.

 

Sur la route des deux arbres, Mohad, Medjin et Belhalid marchaient devant Lilandel et Sihata. Le représentant du roi Moud était crispé par la proximité de l’amharis. Belhalid se tenait donc légèrement en retrait pour faire oublier sa présence. Mohad ne remarquant pas l’air sombre de son compatriote s’approcha pour lui poser une question.

- Pourquoi la mention du lac de Rhelib les rend si tristes ?

- C’est là que Valardil a été tué par l’empereur Ar-Garem, répondit Medjin. Puis, sa volubilité naturelle prenant le dessus sur ses réserves à l’égard des deux soldats, il enchaina. L’empire s’écroulait et Valardil voulait discuter avec l’empereur pour essayer de renouer les liens entre les hommes et les nyades. Il organisa donc une rencontre sur les bords du lac Rhelib. Il invita des représentants de tous les peuples, des argaweniens, des valiens, des doriniens et des telches. Lilandel, Nuiland et lui représentaient les nyades. Mais Ar-Garem n’avait pas l’intention de faire la paix et c’est là qu’il tua Valardil.

- Comment peut-il être mort ? Je croyais que les nyades étaient immortels ? demanda encore Mohad.

- D’après ce que j’ai compris, les nyades tués peuvent renaitre. Ou plutôt, ils peuvent être rappelés à la vie par d’autres nyades. Mais personne n’a réussi à rappeler Valardil. Apparemment c’est à cause de la façon dont il a été tué. Certains soupçonnent la magie noire mais les nyades n’aiment pas parler de ce sujet. Ce qu’ils appellent la grande trahison, c'est-à-dire la mort de Valardil et les massacres qui s’ensuivirent, est une blessure encore vive dans leur mémoire.

 

Medjin retrouvait son aisance de courtisan et pendant qu’il continuait ses explications, captant l’attention des deux soldats, la reine d’Edhelin et sa fille marchaient bras dessus bras dessous quelques pas en arrière. La robe blanche de Lilandel brillait dans la lumière matinale et contrastait avec ses longs cheveux noirs. A côté d’elle, les vêtements sombres et les courts cheveux châtains de Sihata ornaient la douce lumière dorée de son regard.

- Que penses-tu qu’il va arriver maintenant ? demanda la fille à sa mère.

- Il nous faut déjà remporter la victoire dans cinq jours. Espérons que Belhalid est tout ce que Nienor nous promet, si les Doriniens n’ont pas un bon général à leur tête, nous perdrons la guerre avant même la première bataille. Mais cela ne sera que le début. Pour qu’Argawen envoie tous ses hommes contre l’Haris el Moseda c’est qu’il y a d’autres forces dont nous n’avons pas encore connaissance.

Elles firent quelques pas en silence, soucieuses toutes deux. Et puis Lilandel demanda à son tour :

- Qu’espères-tu retirer de cette guerre ?

- Retirer ? Sihata fronça les sourcils.

C’était la guerre après tout, qu’y avait-il à en retirer ? Mais Lilandel insista.

- C’est bien pour participer à cette guerre que tu as rejoint les eterias, que tu suis Nienor dans tous ses voyages. Pourquoi avoir choisi cette voie du combat ? Qu’attends-tu en retour de toute cette violence ?

Sihata perçut toute la détresse de sa mère face à ce choix. La reine n’avait jamais compris que sa fille ait choisi de prendre les armes.

- Au début je voulais me venger, admit-elle. Comme Liath, comme tant d’autres, je croyais que Nienor avait créé les eterias pour semer la destruction parmi les anthron. Et puis j’ai voyagé, j’ai vécu parmi eux, appris à les connaitre et j’ai compris qu’ils n’étaient pas responsables. Que c’étaient leurs rois, empereurs, grands mages… Tous ceux qui veulent assouvir leur soif de pouvoir, ce sont eux qui étaient fautifs.

- Et pourquoi as-tu continué ?

- Tous ces voyages avaient créé des liens. Avec les pays traversés, les peuples rencontrés et surtout avec ceux qui partageaient ces aventures. La pauvre Liath ne m’a jamais vraiment pardonnée d’avoir renoncé à ma soif de vengeance.

Elles sourirent toutes les deux en pensant à la nyade toute de noir vêtue, toujours son couteau à la main et qui semblait toujours tellement pleine de ressentiment. Sihata continua.

- Peu à peu je compris ce que Nienor avait compris depuis le début. Le monde est instable et tôt ou tard il allait avoir besoin de nous, de notre connaissance, de notre compassion et de notre compréhension. Alors j’ai continué à voyager pour éviter cette guerre. J’ai essayé d’apporter de l’amour où il en manquait, de panser les blessures, de transmettre ce que je savais des autres pour rapprocher les peuples. Mais trop peu d’entre nous partageaient cette vision. Trop étaient comme Liath, toujours assoiffés de vengeance. Et Nienor ne voulait rien faire. Il voulait rester neutre, surtout ne pas s’impliquer. De temps en temps je me dis que lui, il la veut cette guerre.

Sihata commençait à s’emballer, toute sa frustration commençait à remonter.

- Tu penses que j’aurais dû intervenir, demanda doucement Lilandel.

Sihata inspira profondément avant de répondre.

- J’espérais que tu prennes notre tête et que tu nous donnes une direction.

- Tu me reproches de m’être cachée derrière ma peine, souffla la reine, tête baissée.

- Non, répliqua immédiatement Sihata.

Elle resta silencieuse un moment et Lilandel attendit la suite.

- Il y a une chose que j’espère de cette guerre maintenant qu’elle est là, reprit finalement la nyade aux yeux d’or. C’est que tu nous mènes enfin. Je ne te reproche pas d’avoir porté le deuil, mais il est temps pour toi de reprendre ta place de reine.

Elle avait dit cela d’une voix douce et Lilandel acquiesça en réponse.

 

Trop longtemps la reine avait été absente, laissant son peuple sans direction et la ville à l’abandon. Il fallait fermer cette parenthèse de cinq cents ans de deuil et finir de bâtir son rêve. Et puis elle frissonna, en était-elle capable sans son bien aimé Valardil ? Elle devait s’appuyer sur quelqu’un. Sihata n’était pas encore prête, préférant encore s’épanouir à l’ombre de ses ainés. Nuiland avait perdu l’étincelle. Elle se souvenait de lui encore éclatant et beau comme l’astre du jour. Jusqu’au jour de la trahison. Une lame d’Argawen avait profondément entaillé sa joue. Elle avait vu son corps et son visage se flétrir, comme si Nuiland avait espéré que les rides puissent cacher aux autres sa cicatrice, symbole de sa honte. Il n’avait pourtant rien à se reprocher. Mais qui était-elle pour juger la forme que prenait le chagrin des autres. Il restait Nienor. Il avait acquis l’admiration, sinon le respect des nyades par ses exploits. Et il avait la flamme qui manquait à Nuiland. Mais Lilandel n’avait jamais voulu nourrir cette flamme, craignant qu’elle ne dévore tout.

- Tu as dit que tu penses que Nienor veut la guerre, le crois-tu vraiment ?

- Il n’a jamais rien fait pour l’empêcher. Des villages entiers ont été rasés par des groupes d’eterias et il ne disait rien. Mais je l’ai aussi vu aider des gens à rebâtir ces villages. Il m’a toujours dit qu’il n’avait pas à donner des ordres, à interdire quoi que ce soit. Que les eterias ne sont qu’un outil et que ce n’est pas à lui de choisir comment l’utiliser. Soit il ne veut vraiment pas être chef et attend comme moi que tu nous diriges, soit l’absence de direction lui convient.

- Et qu’est-ce que tu crois, toi ? insista la reine.

- Je crois qu’il a toujours pensé la guerre inévitable et qu’il est persuadé qu’elle seule pourra nous permettre d’oublier le passé. Je crois qu’il manœuvre depuis longtemps pour que cette guerre arrive au moment qu’il a choisi. Je crois cependant qu’il ne fait cela que dans le but de t’obliger à reprendre ta place et dans l’espoir de guérir enfin les blessures nées de la grande trahison.

- Mais les évènements ont pris une tournure inattendue, même pour lui, continua Lilandel.

Et Sihata acquiesça.

 

Elles arrivaient sur la grand place, précédées des trois doriniens toujours en grande discussion et elles virent Nienor, assis à côté de Liath. Ils se parlaient doucement mais sans se regarder, les yeux fixés vers le ciel. Tout en s’approchant d’eux, Lilandel chuchota à sa fille.

- Je pense qu’il a peur. Pas pour lui-même mais pour nous, pour Elina et Liath et surtout pour ce monde.

Sihata regarda à nouveau Nienor. Il avait l’air si détendu pourtant, le coin des lèvres retroussé, comme toujours, dans cet éternel sourire moqueur. Etait-il seulement capable de peur se demanda-t-elle, ou bien est-ce que l’inconnu l’amusait tout autant que le reste ?

 

Medjin avait emmené les soldats de Dorina au milieu des enfants. Il y en avait toujours quelques-uns qui jouaient autour du grand arbre. Lilandel et Sihata s’approchèrent des deux nyades assis à l’ombre. Liath ouvrit les yeux en les entendant arriver et se leva immédiatement. Nienor s’étira les bras et les jambes avant d’ouvrir les yeux. Puis toujours assis il annonça :

- J’ai invité Liath à se joindre à notre petite balade. Il se leva et épousseta ses vêtements tout en continuant de parler. Apparemment le temps lui agrée et elle a accepté.

Liath braqua ses immenses yeux noirs sur la reine et sa fille, les mettant comme au défi de refuser. La violence de ce regard était en contraste avec la rondeur du visage, la douceur des traits et la petite taille de la nyade. Mais Sihata et Lilandel connaissaient la valeur de cette guerrière et elles ne pouvaient qu’être heureuses de la voir se joindre à l’expédition. Les quatre nyades rejoignirent Medjin, Mohad et Belhalid qui étaient entourés d’enfants leur posant des questions sur Dorina et Argawen. L’Amharis y répondait tout en demandant à chacun d’entre eux d’où ils venaient et pourquoi ils étaient là. Mais les enfants n’étaient pas enclins à répondre aux questions, préférant continuer à poser les leurs.

- Allons chercher nos chevaux, indiqua Nienor. Nous devons être en Argawen avant le prochain levé du jour.

Belhalid se sentait à nouveau comme le dernier des imbéciles. Il était perché sur le dos d’un cheval qu’il ne connaissait pas, aussi mal à l’aise qu’à l’accoutumée, tandis qu’à ses côtés, ses cinq compagnons suivaient les mouvements saccadés des chevaux comme s’ils ne faisaient qu’un avec leur monture.

Il replaça sur son épaule la sangle de la lance de cavalerie qu’il avait récupérée à l’armurerie d’Edhelin et il se demanda pour quelle raison il s’était encombré de cette arme. Il avait vu des trésors dans cette armurerie, mais aucun n’avait attiré son regard comme cette lance. La hampe semblait solide et elle était renforcée par une fine tige de métal qui s’enroulait autour. En deux endroits des lanières de cuir étaient lacées pour permettre une meilleure prise en main et pour y accrocher une sangle.

Les ornements et le bois utilisé lui avaient rappelé la vasque qu’il avait à l’Haris el Moseda et qu’il avait apparemment achetée à Nienor. L’artisanat des nyades semblait à son goût.

Il avait pensé qu’elle serait idéale pour combattre, marcher et voyager. Mais vu comme elle battait son dos à chaque fois que le cheval posait un sabot, il commençait à douter de la justesse de son choix.

 

Mohad n’avait pas voulu se séparer de son vieux bouclier en bois sur lequel il avait dessiné sa ferme, mais il avait remplacé sa vieille épée courbe émoussée par un cimeterre légèrement plus long et tranchant.

Medjin s’était revêtu d’un vêtement moins coloré que sa cape de dignitaire et avait insisté pour porter une armure de mailles malgré le poids que cela faisait porter sur ses épaules. Il ne voulait pas que les autres soient forcés de le protéger et avait décidé que la cotte de mailles serait suffisante tant qu’il restait loin des combats. Il s’était aussi armé d’un arc, arguant qu’il savait chasser. En revanche il n’avait accepté qu’à contrecœur de porter une épée courbe, maugréant qu’il risquait surtout de se couper sa propre main avec.

Belhalid sentait son affection grandir pour ce courtisan qui n’avait aucune expérience du combat et qui avait l’habitude de voyager avec une riche escorte mais qui n’avait pas rechigné devant la dureté du voyage qui les attendait. Le dignitaire, de son côté, commençait aussi à apprécier la compagnie de l’amharis.

Les eterias avaient bien évidemment rempli leur carquois d’une vingtaine de flèches, s’étaient équipés de leur caractéristique vêtement vert sombre par-dessus leur armure légère et ils s’étaient tous armés de deux lames de différentes longueurs qu’ils portaient aux hanches.

Des paquetages et des chevaux étaient toujours prêts dans le hall des eterias et ils passèrent ainsi les portes d’Edhelin, salués par Lilandel qui avait rejoint Nuiland.

 

Ils tournèrent tout de suite à gauche, vers l’ouest, pour pénétrer dans le massif montagneux des Harvas et longèrent le golfe de Nebah toute la matinée. Ils ne virent jamais l’eau de la mer en contrebas, mais ils voyaient la falaise abrupte de l’autre côté du golfe et pouvaient en conclure que la chute serait longue.

Puis le chemin se mit à descendre, les montagnes s’abaissèrent, devenant monts puis collines et l’horizon se présenta à eux. Ils étaient arrivés à l’embouchure du fleuve Sareth, là où les eaux calmes du fleuve venaient se mêler à celles de l’océan.

Des pêcheurs lançaient leurs filets depuis de petites embarcations à voiles ou à rames dans l’estuaire poissonneux. Un navire imposant aux flancs lourds venait de quitter le courant du fleuve et son équipage commençait à hisser les voiles. Il venait certainement de Halpeda, une ville commerciale de Vale en amont du Sareth et se dirigeait vers l’ouest pour rejoindre les autres villes portuaires du pays nouvellement indépendant.

 

Nienor pointa vers le nord, loin en amont du fleuve.

- Ce doit être le navire d’Elina, dit-il.

Les trois doriniens eurent beau plisser les yeux, ils n’arrivaient pas à distinguer ce que le nyade leur montrait. Mais Liath et Sihata acquiescèrent.

- Ils ont dû bénéficier d’un vent favorable pendant la matinée, avança Nienor. Ils seront à Halpeda ce soir et à Zadhras demain soir. Puis il se tourna vers ses compagnons. Ils sont déjà presque à la frontière. Nous devrons être au même endroit avant que la Soleil ne se lève demain matin.

Il lança son cheval au grand galop pour rejoindre les rives du fleuve au plus vite. Les autres le suivirent et Belhalid jura intérieurement. La chevauchée allait être longue.

 

Le sol de la grande plaine était plus irrégulier à proximité de l’eau et les cavaliers devaient rester concentrés pour anticiper les obstacles. Mais les herbes étaient bien moins hautes, offrant moins de cachettes aux éventuels éclaireurs argaweniens et aux vihags.

Ils allèrent ainsi à bonne allure tout le reste de la journée. Belhalid suivait avidement la course de la Soleil, espérant que Nienor les autorise à se reposer dès qu’il ferait trop sombre pour avancer. D’ici là, l’amharis essayait de se concentrer sur les paysages qu’ils traversaient.

De l’autre côté du fleuve, sur la rive occidentale, il distinguait des villages de pêcheurs et des fermes en reconstruction. Signes que Vale commençait à panser ses plaies après des années de guerre civile.

Le fleuve lui-même était d’une largeur peu commune. Il n’y avait pas moins de deux milles mètres d’une rive à l’autre et cette distance ne variait pas beaucoup. Il était aussi uniformément profond, nul gué ne permettait de le traverser. Mais le courant y était faible, facilitant grandement la navigation. Ces caractéristiques lui donnaient une impression de puissance immense au repos. C’était d’autant plus flagrant pour qui connaissait la violence de ce même fleuve lorsqu’il passait entre la chaine des Zadhras et les monts noirs.

Belhalid, qui avait pris l’habitude de contempler l’écoulement de cette immense masse d’eau depuis la tour de l’Haris el Moseda, se sentait à l’abri proche de la rive. Au moins se disait-il, son flanc gauche était protégé. Il tourna la tête vers la montagne solitaire qui abritait la forteresse. D’aussi loin, tout semblait si calme, rien n’indiquait la présence de cinq cents milles argaweniens préparant l’assaut.

 

Les chevaux ne galopaient pas mais avaient adopté un trot qui les faisait avancer à grande allure. Malgré les heures qui passaient, Belhalid n’arrivait pas à se faire au rythme du cheval. Le cavalier et sa monture se gênaient mutuellement et l’amharis se retrouvait souvent en queue de groupe, détaché des cinq autres cavaliers par quelques mètres, obligeant Nienor à ralentir l’allure pour l’attendre. Au bout de deux degrés solaires, Medjin vint se placer à son côté.

Le dignitaire resta un long moment à regarder le mouvement du retardataire. Puis il lui expliqua comment mieux placer ses pieds dans les étriers, comment garder de la souplesse dans les jambes, comment positionner son corps pour mieux suivre les mouvements du cheval. Belhalid fit de son mieux pour appliquer les conseils qui lui étaient prodigués. La leçon continua jusqu’à ce l’amharis sente effectivement que son corps trouvait enfin le rythme du trot. La lance arrêta de battre dans son dos et d’un coup il se sentit libéré.

Il n’avait pas la même fluidité que les cinq autres, mais il parvenait à soutenir l’allure plus longtemps avant de se désynchroniser à nouveau. Medjin restait à son niveau pour l’aider dès qu’il prenait un peu de retard sur les autres. Belhalid remerciait chaleureusement le dignitaire à chaque fois que celui-ci lui montrait une fois de plus comment se positionner correctement.

 

Par endroits, le terrain devenait plus accidenté. Ils devaient alors ralentir l’allure pour éviter que les chevaux ne se blessent. Ils en profitaient pour donner un peu d’eau à leurs montures et échanger quelques mots. Belhalid et Nienor se retrouvaient pour discuter de stratégie militaire, Liath écoutant d’une oreille distraite. Mohad et Medjin s’abreuvaient aux paroles de Sihata. La princesse racontait l’histoire des origines d’Edhelin.

Les nyades étaient originaires des immenses forêts boréales. Ils vivaient dans les cimes des arbres gigantesques, sombres et plusieurs fois millénaires, leurs pieds ne foulant que rarement le sol. Ils apprirent que s’ils pouvaient plier les arbres à leur volonté, à les faire pousser comme ils le voulaient, ils devaient se plier à la volonté de la forêt.

Aussi, quand ils rencontrèrent ceux qu’ils appelèrent les anthron, ils n’y virent qu’une nouvelle manifestation naturelle qu’ils voulurent plier à leur volonté. Au début, ces derniers acceptèrent la domination des nyades, absorbant les savoirs et les techniques. Les nyades eux-mêmes étaient transformés par la proximité avec les anthron. Lentement, ceux qui étaient attirés par l’audace, la créativité et l’insouciance des anthron finissaient par leur ressembler. Les grands seigneurs d’une blondeur évanescente devenaient peu à peu plus bruns et plus petits.

Mais les anthron mourraient trop tôt pour assimiler la patience et la sagesse propre aux nyades. Leur impatience les poussa vers l’efficacité. Ils affermirent leur contrôle sur la nature, accélérant les rendements à l’échelle de leur vie. La mémoire des anthron n’était pas faite pour concevoir les lentes ripostes que la nature organisait contre eux. Certains nyades cherchèrent à les contraindre, d’autres voulurent les prévenir. De ceux-là, Lilandel et Valardil étaient les plus grands. Le rôle qu’ils avaient joué dans la grande guerre leur conférait un statut de médiateurs entre les peuples. Ils eurent la vision d’une ville où les peuples pouvaient vivre en harmonie, partageant et travaillant ensemble plutôt que les uns contre les autres. Ainsi naquit Edhelin. Puis les anthron se rebellèrent. Valardil fut trahi et le rêve, inachevé, se brisa.

Mohad et Medjin était captivés par la princesse nyade. Ils se laissaient désormais guidés par la douceur de sa voix et la puissance de ses yeux dorés.

 

Nienor ne s’arrêta pas lorsque la Soleil disparut derrière l’horizon. Liath décocha un regard furieux en direction de l’amharis. Il comprit qu’en raison du retard qu’il avait fait prendre au groupe, ils devraient chevaucher une bonne partie de la nuit car Nienor ne s’arrêterait pas tant qu’ils n’auraient pas franchi la frontière, ainsi qu’il avait été planifié le matin même.

La nuit était claire, la lumière du Lune et des étoiles se réfléchissant sur les eaux du Sareth. Ils purent continuer à avancer à bonne allure mais les trois doriniens commençaient à dodeliner de la tête. La journée avait été particulièrement longue pour tous et si les cavaliers ne faisaient pas attention, les chevaux ralentissaient.

Les nyades, sur lesquels la fatigue ne semblait pas avoir prise, s’organisèrent pour éviter qu’un cheval ne prenne trop de retard. Nienor ouvrait le chemin en éclaireur tandis que Sihata et Liath s’étaient positionnées derrière pour récupérer les doriniens qui s’assoupissaient.

Belhalid luttait contre le sommeil mais il se surprit plusieurs fois à se réveiller en sursaut lorsque Liath venait à côté de lui pour pousser sa monture. Mohad dormait tranquillement, nullement gêné par les mouvements de son cheval. Medjin luttait tant bien que mal, mais il était clair qu’il ne parviendrait pas longtemps à garder les yeux ouverts.

Pourtant Nienor s’entêtait à continuer d’avancer, n’écoutant ni les suppliques ni les menaces que Sihata et Liath lui apportaient à chaque fois qu’un des doriniens manquait de tomber de son cheval.

 

Ils suivaient la rive gardant les eaux du fleuve juste à leur gauche. Sur leur droite s’élevait une haute butte de terre. Le cheval de Mohad s’écarta de la rive quelques instants pour aller arracher quelques brins d’herbe qui poussaient à mi-hauteur de la butte. Sihata le rejoignit pour l’empêcher d’aller vagabonder trop loin.

Lorsqu’elle arriva à hauteur de Mohad, son regard porta au-delà de la butte. Juste de l’autre côté elle aperçut la lueur orangée de flammes. Elle réveilla doucement le grand dorinien et lui montra en silence la lumière. L’instinct de soldat le mit en alerte instantanément. Il mit pied à terre et laissa son cheval arracher l’herbe à sa portée.

Sihata cherchait à attirer l’attention de Nienor en faisant de grands gestes désespérés dans sa direction mais celui-ci semblait tout d’un coup extrêmement absorbé dans la contemplation des étoiles, refusant de se laisser distraire par ce qu’il pensait être une nouvelle tentative de chantage pour s’arrêter.

Heureusement Liath se retourna pour voir pourquoi Sihata n’était pas encore revenue. Apercevant les grands gestes, elle appela sèchement Nienor. La voix basse de la nyade était suffisamment pleine du ton de commandement qu’elle fit sursauter Medjin et réveilla Belhalid qui s’était à nouveau laissé aller à fermer les paupières.

Nienor ne se retourna que paresseusement et à contrecœur, un air de contrariété sur le visage. Mais dès qu’il vit Sihata et Mohad sur la butte, il fit faire demi-tour à sa monture, suivi par les trois autres.

 

- Un campement, souffla Sihata lorsqu’ils furent tous à son niveau.

Ils mirent aussitôt tous pied à terre et laissèrent les rênes à Medjin qui n’avait aucune intention de s’approcher de la crête.

A plat ventre ils se regroupèrent en haut de la butte pour avoir une vue plongeante. Un grand feu illuminait un large cercle de longs rondins de bois, pour le moment empilés pour former une barricade sommaire. Des soldats d’Argawen étaient en train d’utiliser ces rondins pour édifier un début de palissade ainsi que les fondations d’une tour.

Outre le feu central, de nombreuses torches éclairaient d’une lumière rougeoyante le chantier mais l’aire derrière la palissade incomplète était plongée dans le noir.

Des engins de siège étaient installés, prêts à tirer en direction du fleuve. De toute évidence, les argaweniens construisaient un fortin qui, une fois terminé, empêcherait quiconque de passer la frontière par le fleuve.

Avec les troupes de vihags montés patrouillant la grande plaine, cette construction était l’aboutissement de la volonté des argaweniens d’empêcher tout échange d’informations entre Dorina et d’éventuels renforts.

Heureusement, les nyades avaient été prompts et les messagers étaient déjà partis. Nul doute que si ils avaient attendus ne serait-ce qu’une demie journée supplémentaire, le navire d’Elina ainsi que Nienor et sa petite troupe seraient tombés dans l’embuscade. 

- J’en compte trente, indiqua Sihata. Nous pouvons les contourner. Soit en nous enfonçant dans les eaux du Sareth soit en nous cachant dans les hautes herbes de la plaine.

- Je préférerai ne pas avoir à me mouiller, répliqua froidement Liath.

- On ne passera d’aucun côté, souffla Belhalid. Ils ont certainement vu passer le navire d’Elina. Ils seront sur leurs gardes et ne laisseront passer personne d’autre.

- Si nous ne pouvons pas passer par les côtés, commença Nienor…

Sihata se tourna vers lui, il avait de nouveau son petit sourire au coin des lèvres. Le nyade se leva et commença à descendre tranquillement la butte en direction du fortin. Il chuchota à l’adresse de ses compagnons tout en haussant les épaules :

- C’est donc que nous devons passer tout droit.

Sihata se précipita vers les chevaux et lança à voix basse :

- Liath ! Medjin ! Les arcs ! Belhalid et Mohad, suivez le !

 

Aussitôt tous coururent vers leur monture pour récupérer leurs armes. Belhalid agrippa sa lance et se précipita vers la crête, il entendait Mohad le suivre tout en essayant de boucler la sangle de son bouclier autour de son bras.

Quand l’amharis amorça sa descente, Nienor était déjà arrivé sous la palissade, profitant de l’ombre portée de celle-ci. Il dégaina silencieusement ses épées et, une lame dans chaque main, il sauta par-dessus une pile de rondins qui lui arrivait aux hanches. Il atterrit juste derrière deux hommes. Son mouvement avait attiré leur regard et ils commençaient juste à se retourner quand celui de gauche fut percé par une des lames du nyade.

L’Argawenien de droite commença à crier et dégainer. Le tranchant de la seconde lame le coupa dans son élan. Mais son cri d’alarme avait alerté les autres soldats qui commencèrent à accourir vers le nyade en hurlant. Belhalid était à mi-chemin de la butte quand il entendit Sihata crier :

- Epée ! Droite !

- Archer ! Gauche ! lui répondit immédiatement la voix basse de Liath.

- Soldat au bout, bredouilla Medjin.

L’Amharis sentit plus qu’il n’entendit les flèches passer au-dessus de lui. Deux trouvèrent leur cible et la troisième alla se ficher aux pieds d’un soldat.

Il arriva enfin devant les rondins qu’il franchit en posant la main sur le sommet de la pile. En retombant, il envoya sa tête de lance dans la gorge d’un soldat en armure. Mohad arrivait juste après lui mais dut grimper sur les rondins pour passer dans le campement.

Nienor tranchait et perçait tout ce qui passait à sa portée. Chacun de ses gestes d’une terrible efficacité. Il semblait attendre l’attaque de ses adversaires et puis se déplaçait pour parer et contre-attaquer. Belhalid se servait de sa lance comme d’un bâton de combat, tenue à deux mains pour parer les attaques puis utilisant le fer pour percer les armures. Mohad frappait lourdement de droite et de gauche sur les lames qui cherchaient à l’attaquer, n’hésitant pas non plus à abattre son bouclier sur la tête de ses adversaires.

 

Les archers continuaient de tirer des traits meurtriers. Sihata et Liath annonçaient leur victime, visant les soldats en première ligne, les obligeant à se protéger et permettant à Belhalid, Mohad ou Nienor de trouver une ouverture.

Medjin tirait sur les soldats en périphérie de la masse, choisissant des cibles plus faciles comme les archers. Il réussit à en tuer deux avant même que ceux-ci n’aient eu le temps de tirer la moindre flèche.

Tous les soldats faisaient maintenant pression sur Nienor et les doriniens. Certains essayèrent de monter sur les rondins pour les prendre à revers mais des flèches vinrent les cueillir. Sihata posa son arc et fit signe à Medjin de continuer à tirer. Elle et Liath descendirent à leur tour la butte pour se joindre à la mêlée.

Car, si Nienor parvenait à garder de l’espace libre autour de lui pour manœuvrer, la pression sur Mohad et Belhalid était trop forte. Les deux soldats ployaient sous le nombre des ennemis et ne trouvaient plus de place pour brandir leurs armes.

Liath plongea sur un soldat qui s’apprêtait à empaler l’amharis. Sihata sauta à la droite de Mohad pour lui ouvrir un espace afin que le grand dorinien puisse frapper de son lourd cimeterre.

Les flèches de Medjin se firent plus précises, trouvant des interstices entre les plaques de métal des armures pour gêner les argaweniens. Nienor continuait à maintenir à distance ses adversaires. Sihata bougeait sans cesse. Virevoltant sur ses pieds, elle tournoyait pour éviter les lames adverses. L’or de ses yeux était froid et c’est presque mécaniquement qu’elle semblait se battre. Au contraire, Liath y mettait une rage brulante. Elle se recroquevillait pour parer plusieurs assauts puis se jetait dans la moindre ouverture. Elles étaient moins précises que Nienor, néanmoins les morts et les blessés s’accumulaient autour d’elles.

 

Une lame coupa Belhalid à la cuisse. Un marteau fit sonner le casque de Mohad. Sihata et Liath durent reculer pour protéger les deux doriniens. Nienor se retrouva seul entouré d’argaweniens.

Il laissa pendre ses lames sanglantes au bout de ses bras, comme s’il attendait que les soldats lui sautent dessus. Ils hésitèrent un instant de trop. L’Eteria passa à l’offensive.

Il fonça droit devant lui, bousculant deux adversaires. Il en acheva un d’un coup de tranchant dans la nuque puis tournoya sur sa droite pour s’attaquer au suivant. Il parait, esquivait et tuait d’un même mouvement souple. Chaque coup était implacable, trouvant une ouverture dans l’armure ou le casque d’un soldat adverse. Son petit sourire en coin s’était crispé mais il continuait, infatigable, jusqu’à ce qu’enfin tous les argaweniens autour de lui furent au sol, blessés ou morts.

Belhalid boitillait mais parvenait à maintenir à distance un soldat grâce à sa lance. Medjin avait rejoint Mohad qui peinait à se relever. Sihata et Liath s’occupaient des trois derniers soldats. Aucun argawenien ne souhaita se rendre, ils se battirent tous jusqu’à leur dernier souffle.

L’un d’eux, la hanche brisée par une attaque de Mohad, s’était agrippé aux jambes de Liath jusqu’à ce que celle-ci lui plante sa lame dans la gorge. Froidement, Nienor passait parmi les corps allongés et achevait les blessés.

Le Lune s’était caché de honte devant un tel spectacle et dans la seule lumière orangée des flammes, le sang des corps sans vie prenait des teintes sombres. Le champ de bataille s’était transformé en un champ d’apocalypse. Comme si la Terre s’était ouverte et avait avalé le campement pour le consumer du feu qui couvait en son cœur.

Sihata se défendait contre le dernier soldat survivant, lui proposant à chaque parade de lui laisser la vie sauve. L’Argawenien refusait obstinément et leur danse macabre ne prit fin que lorsque Nienor tua l’homme par derrière. Elle regarda autour d’elle la scène du massacre.

Elle vit les dernières traces du sourire en coin s’effacer des lèvres de Nienor. Liath essuyait méthodiquement ses lames. La fureur du combat l’avait quittée mais son visage était aussi fermé que jamais. Les lèvres de Belhalid tremblaient encore de l’excitation du combat. Il tenait sa jambe blessée dans ses mains, exerçant une pression pour empêcher le sang de couler trop abondamment. Medjin se dirigeait vers l’amharis, son visage figé par l’incompréhension devant l’absurdité de ce qu’il venait de voir. Mohad avait vu d’autres batailles, toutes aussi vaines de sens. Cette situation n’avait plus de prise sur lui, il s’était simplement assis, son casque à la main, remerciant ses ancêtres de lui avoir transmis cette pièce d’équipement à laquelle il devait la vie.

L’or dans les yeux de Sihata sembla fondre et perler dans les larmes qui commençaient à couler.

 

- Nous aurions pu les contourner.

Elle essayait désespérément de garder le contrôle de sa voix et avait planté son regard plein d’accusations dans celui de Nienor. Il s’approcha d’elle, prit ses mains dans les siennes et sentit à quel point elles tremblaient. Il la guida vers une pile de rondins pour qu’elle s’y assoie.

- Nous aurions pu passer par la rive, sanglota-t-elle.

- Ils auraient vus nos traces, répondit Nienor d’une voix douce en s’agenouillant devant elle afin d’avoir son visage en face du sien.

- Nous les aurions effacées.

- Effacer les traces de six chevaux sur un terrain humide, sourit-il. Je t’ai appris mieux que cela.

- Passer dans l’eau alors.

- Les chevaux n’y seraient pas allés sans rechigner. Au moindre bruit ils nous seraient tombés dessus et nous auraient attaqués depuis la rive pendant que nous pataugions dans l’eau. Nous n’aurions eu aucune chance.

- Et pourquoi pas par les herbes ? accusa-t-elle encore.

- Et risquer de tomber sur une meute de vihags ?

- Parce que tu ne penses pas que le bruit de ce… massacre, elle mit dans ce dernier mot tout le dégout qu’elle pouvait ressentir, n’aurait pas attiré une meute ?

- Non, je ne le pense pas. Les vihags sont lâchés seuls la nuit et ils ont trop peur du feu pour s’approcher d’un camp comme celui-ci quand il n’y a pas leur maitre pour les y forcer. Il n’y avait pas d’autre solution, tu le sais bien.

- Non, je ne le sais pas ! s’écria-t-elle soudain.

Nienor restait agenouillé devant elle, tenant ses mains tremblantes. Il gardait les yeux rivés dans ceux de Sihata, fixant la colère de la nyade sur lui.

- Tu n’as même pas pris le temps de réfléchir ou de nous demander notre avis, continua-t-elle. Tu ne nous as pas laissé le choix. Regarde autour de toi. Fallait-il vraiment les tuer jusqu’au dernier ? Quel mal pouvaient nous faire les blessés ? Avais-tu besoin de passer au milieu du charnier pour les achever ?

Pendant qu’elle lui hurlait ces accusations au visage, Nienor essuyait doucement les larmes qui coulaient des yeux dorés. D’une voix brisée, Sihata finit par demander :

- Cela ne te fait-il donc rien de tuer tous ces innocents ?

- Innocents ! cria Liath, toute son indignation et sa violence ranimés par ce simple mot. De quelle innocence peuvent se prévaloir les anthron ? Leur race est à jamais souillée par leur traitrise. Quel massacre est-ce là en comparaison de celui que nous avons subi de leurs mains ? Ce n’est que justice pour leurs crimes.

La fureur de la petite nyade raviva Sihata. D’un ton exaspéré, elle répondit :

- Combien de temps faudra-t-il encore que tu nous fasses subir ces jérémiades ? Quelle justice continue de s’abattre aveuglément plus de dix générations après le crime et quand donc cesseras-tu d’en être le bourreau ?

- Comment peux-tu dire cela ? Le ton de Liath se fit alors suppliant. Tous ces morts, tous ces villages détruits. Comment peux-tu leur pardonner ? Ils m’ont tuée, ils ont tué ma famille, ton père…

- Justement ! coupa Sihata, la voix durcie. Tu ne comprends donc pas. Toi et ta famille ont été tuées mais nous vous avons rappelé. Valardil ne peut pas être rappelé. Et les anthron non plus. Tu dispenses la mort, une mort définitive, mais tu ne sais pas ce qu’est vraiment la perte d’un être aimé.

Elle avait lancé cette dernière phrase avec tout le mépris dont elle était capable. Nienor ne réagissait pas, toujours agenouillé devant elle et gardant ses mains autour des siennes. Il avait juste baissé le regard. Mais cette nouvelle salve ne calma pas Liath qui après le choc initial se remobilisa. D’une voix sombre elle reprit.

- Ils nous ont pris ce que nous avions de plus sacré et aujourd’hui, ils reviennent s’infiltrer dans nos forêts, couper nos arbres. Partout où ils vont, ils détruisent notre terre, notre culture. Nos arbres ont été coupés pour la construction de leurs maisons. Nos monuments sont abattus, la mémoire de notre passage est effacée. Et maintenant ils commencent à s’attaquer à nos refuges…

- Suffit ! cria Nienor, se relevant brusquement pour faire face à la petite nyade. Reprends tes esprits. N’as-tu rien appris de tous tes voyages ? Des arbres sont abattus, mais les plus beaux bosquets sont conservés. Nos monuments ne sont pas détruits mais réutilisés et mis en valeur par leur travail. Tu devrais voir que notre mémoire ne disparait pas, elle renait de ses cendres. Transformée par l’apport des anthron, mais non moins réelle et belle.

- Non ! contra-t-elle violemment. J’ai le droit de défendre ce que j’aime, de me battre pour mes valeurs. Ils viennent dans nos forêts, s’installent comme s’ils étaient chez eux, ne respectent rien et nous n’avons fait que fuir devant cette invasion, continua-t-elle d’une voix glaciale. Il est temps que cela change. Il faut les tuer, tous et mettre fin à cette invasion…

- Nous aussi ?

La question, posée d’une voix douce et grave, était venue de Belhalid. L’Amharis se leva, boitillant légèrement sur sa jambe meurtrie. Il marcha quelques pas au milieu du carnage, entouré de Mohad et Medjin qui faisaient corps autour de lui. Les trois doriniens faisaient face à Liath. La lueur orangée des flammes donnait à leur peau des reflets cuivrés.

- Devons-nous mourir nous aussi pour les crimes de nos parents ?

Il insista d’une voix toujours aussi posée, mais son regard brûlait de colère.

- Non… balbutia Liath. Bien sûr, non… vous êtes différents.

- Différents ?

- Vous êtes nos alliés, articula finalement Liath.

Belhalid eut un petit sourire. Il regarda ses compatriotes autour de lui.

- De notre point de vue, vous ressemblez beaucoup aux argaweniens. Même peau blanche, même arrogance. Comme eux, vous avez voulu autrefois contrôler notre destinée en nous imposant un empire dirigé par vos machinations.

- S’il-vous-plait Belhalid, supplia Nienor. Ne vous y mettez pas non plus.

- Laissez-moi finir seigneur elfe, il avait insisté sur ces derniers mots, ceux qui étaient d’usage du temps de l’empire. Vous êtes venus chez nous pour piller nos richesses. Nous vous avons chassé de nos terres et vous avez l’impudence maintenant de vous plaindre que nous venons chez vous. Vous vous référez à un passé glorieux où vous dominiez tous les peuples par votre grandeur. Je comprends votre désir de retrouver ces jours heureux. C’est pour ce même besoin que Vale et Dorina ont pris leur indépendance. Mais c’est aussi pour suivre ce rêve qu’Argawen a voulu se libérer des elfes. Il ne m’appartient pas de vous empêcher de suivre vos désirs, mais faites attention à ne pas répéter les erreurs du passé.

Il fixait Liath de son regard brillant de colère. La petite nyade restait prostrée. Il continua, toujours aussi tranquillement malgré tout.

-  Qu’est-ce qui nous différencie à vos yeux de nyades des argaweniens ? Notre couleur de peau ? Notre culture ? Le lieu où nous sommes nés ? Comment peut-on juger de la valeur d’un homme à partir de ça ? Jugez plutôt leurs actions. Ils se sont battus courageusement et n’ont pas accepté de se rendre. Ce n’est pas la mentalité d’envahisseurs. C’est plus typique d’hommes qui ont peur. Ils ont plus peur de quelque chose qui les a poussés ici que de se battre contre vous jusqu’à la mort.

Nienor sauta sur l’occasion que lui offrait Belhalid. Avant que Liath n’ait pu reprendre ses esprits et relancer la conversation sur les chemins boueux de la confrontation entre humains et nyades, il enchaina.

- Vous pensez donc que nous n’avons pas à faire à une simple invasion ?

- Je constate simplement qu’un soldat ordinaire, en vous voyant exterminer sa compagnie, aurait fui.

- En vous voyant, interrompit Mohad, n’importe qui aurait fui en pensant voir le dieu de la guerre.

- Admirable, rigola Nienor. Et qu’est-ce qui peut bien pousser ces soldats à me refuser cette divinité qui me revient de droit ?

Il avait retrouvé son insouciance et son sourire en un instant et tous se détendirent à leur tour. Seule Liath ne se dérida pas, mais elle préféra garder le silence.

- Aucune idée, répondit Belhalid.

- En ce qui me concerne, indiqua solennellement Mohad, si ce n’est pas vous le dieu de la guerre, je ne suis pas pressé de le rencontrer.

Nienor sourit de plus belle.

- Brave Mohad, dit-il en posant une main sur l’épaule du grand guerrier. C’est pourtant bien là qu’il nous faudra aller, car j’ai grande hâte de récupérer mon titre de divin guerrier. Allons, reposons-nous tant qu’il est encore temps. Je monterai la garde. Il doit bien y avoir de quoi dormir et manger quelque part dans ce camp.

Ils commencèrent par déplacer les corps dans un coin du fortin. Ils s’occupèrent ensuite des chevaux puis posèrent les couchettes à l’opposé de l’endroit où la bataille avait eu lieu. Ils se couchèrent enfin, Nienor montant sur l’embryon de tour pour monter la garde. La nuit allait être courte.

Belhalid se réveilla avec l’aube. Le lever de la Soleil apportait certains bruits que l’amharis associait instinctivement à l’heure de son réveil : des grésillements d’insectes, des pépiements d’oiseaux. La première chose qu’il sentit fut la douloureuse chaleur de sa coupure à la cuisse.

Quand il voulut se lever, il sentit tout son corps prit par les courbatures de la chevauchée de la veille. Machinalement, il se passa les doigts dans les boucles de ses cheveux et sur les joues. C’était son deuxième jour sans rasage et sa barbe commençait à piquer. Enfin il sentit l’odeur de saucisses qui cuisaient et il se rendit compte qu’il était affamé.

Medjin dormait toujours, le courtisan n’était pas habitué à la vie de soldat et les réveils si matinaux ne devaient pas être dans ses habitudes. Sihata était assise sur sa couchette, les yeux rougis et les traits tirés. Elle lui sourit quand elle se rendit compte qu’il la regardait et se leva aussitôt.

Elle se dirigea vers le feu autour duquel se trouvaient Nienor, Liath et Mohad. Le grand dorinien tenait au-dessus des flammes une poêle dans laquelle grésillaient une dizaine de saucisses. Les deux nyades se passaient une amphore qu’ils reniflaient chacun leur tour.

- Il n’a pas un bouquet trop désagréable, dit Liath en retirant son nez du goulot.

- Des arômes de fleurs, ajouta Nienor. Vous y connaissez quelque chose en vins ? demanda-t-il en voyant arriver Belhalid.

- Pas autant que je le souhaiterais, répondit l’amharis.

- Goûtez donc celui-ci et dites-nous ce que vous en pensez.

- Il y a des verres, s’enquit Belhalid ?

- Malheureusement non, sourit Nienor. Il nous faudra déguster directement à partir du contenant.

Le nyade passa l’amphore. Belhalid la porta à ses lèvres et but une petite gorgée. Le bouquet était indéniablement caractéristique de la vallée du Sidanyah, une région à l’est de Dorina reconnue pour ses vins doux et fruités.

Le fleuve qui coulait au fond de la vallée se jetait dans l’Atria : la mer de l’est. La ville de Farouj, qui se trouvait à l’embouchure du fleuve avait grandi grâce au commerce des vins de la vallée.

- Il est bon, constata Belhalid. Argawen sait comment traiter ses soldats.

Il rendit l’amphore à Nienor qui y but une longue gorgée. L’amphore passa de mains en mains et tous purent apprécier les arômes subtils du vin. Lorsque Mohad fit savoir que les saucisses étaient prêtes, Sihata se proposa pour aller réveiller Medjin. Belhalid lui passa l’amphore disant que le réveil du courtisan serait sans doute plus doux si elle lui proposait un peu de vin.

Ils mangèrent joyeusement mais rapidement. Ils savaient tous qu’en ce moment même, le campement principal de l’armée d’Argawen devait avoir envoyé un coursier pour apporter des ordres et récupérer le compte rendu de la veille. Quand il arriverait au fortin, il faudrait qu’ils soient déjà loin.

Ils repartirent le long du fleuve. Leurs traces seraient faciles à suivre mais la vitesse était primordiale. De plus, ils ne pouvaient pas risquer de tomber sur une meute de vihags dans les hautes herbes de la plaine. Normalement, le temps qu’une escouade soit lancée à leur poursuite, ils seraient déjà sur les routes d’Argawen et impossibles à retrouver. En suivant ce rythme, ils devraient arriver à Wenheim avant que la Soleil ne se couche.

A Edhelin, Lilandel avait regardé sa fille s’éloigner le cœur lourd d’appréhensions. Elle se demandait dans quelle dangereuse aventure Sihata s’était encore engagée.

Tout avait paru si simple dans la salle de conseil : longer le fleuve jusqu’à la frontière pour éviter les patrouilles puis, utiliser le réseau routier d’Argawen pour se rendre à Wenheim sans laisser de traces. Mais maintenant que les six cavaliers avaient disparu entre les montagnes, Lilandel était persuadée que les argaweniens avaient dû prévoir que des messagers chercheraient à passer par le fleuve et ils avaient surement mis en place des mesures pour les arrêter. Elle ne pouvait qu’espérer que le petit groupe saurait échapper aux pièges qui leur seraient tendus. Elle savait qu’il ne pouvait pas y avoir un meilleur groupe assemblé pour cette expédition. Sihata, Liath et Nienor étaient d’une efficacité dévastatrice lorsqu’ils étaient associés. Elle avait voulu envoyer Liath avec Elina et les ambassadeurs telches, mais Nienor lui avait conseillé de garder la sombre nyade en réserve. Elle avait suivi son avis sans poser de questions. Mais la manie du chef des eterias de garder ses raisons pour lui-même commençait à exaspérer la reine. Il avait probablement déjà prévu une excursion avant même que le conseil ne commence et voulait que Liath soit disponible. Mais il n’en avait rien dit. Il semblait s’amuser à laisser tout le monde se demander ce qui lui passait par la tête.  

 

Tandis qu’elle ressassait ces pensées, Lilandel vit passer quatre cavaliers au grand galop qui franchirent les portes de la ville. Nuiland avait activé la procédure de rassemblement général. Les cavaliers transportaient des messages à transmettre à un village qui à son tour enverrait des messagers aux autres villages. Ainsi, de proche en proche, tous les villages seraient appelés à se joindre à l’armée qui se rassemblait au lac de Rhelib. Immédiatement après le passage des cavaliers, une longue note de flûte vint siffler à ses oreilles. Elle attendit un petit moment et la réponse lui parvint. Aux personnes inattentives, les sons perçants n’étaient que des discussions entre oiseaux, mais chaque nyade le connaissait : c’était l’appel général. Il invitait tous les habitants de la forêt à se rendre au village le plus proche pour recevoir les instructions envoyées par la reine. La dernière fois que l’appel avait sonné, c’était il y a cinq cents ans, pour appeler les nyades à se cacher dans la forêt. Cette fois-ci il annonçait la fin de l’attente et le début de la guerre.

 

Une foule commençait déjà à se rassembler sur la place à l’entrée de la ville, répondant à l’appel de la flûte. Reconnaissant leur reine, les nyades se groupèrent autour d’elle et la saluèrent chaleureusement. Lilandel répondait à chacun par un signe de la main ou une embrassade tout en se dirigeant vers le hall des eterias. Elle monta les marches du bâtiment en pierre pour être vue de tous ceux qui affluaient sur la place. La foule devant elle était multicolore. Le vert et le marron dominaient, mais il s’y trouvait aussi des chemises rouges ou jaunes et des robes bleues. Les nyades discutaient entre eux calmement. Il était encore tôt et la plupart venaient juste de commencer leur journée. Lilandel admira le calme et la discipline de son peuple. Tous savaient que la guerre était imminente et que l’appel au rassemblement signifiait que l’heure fatidique était arrivée et pourtant, il n’y avait pas de bousculade, pas de voix plus haute que l’autre dans toute cette foule. Ils étaient prêts.

Elle repensa à la discussion qu’elle venait d’avoir avec Sihata Elle devait être leur reine à nouveau. Elle devait les mener.

 

Elle leva les bras et les discussions se turent les unes après les autres.

« Mes amis, dit la reine d’une voix grave et posée, hier soir le royaume d’Argawen a déclaré la guerre à Dorina. Ils ont envoyé cinq cents milles soldats assiéger Haris el Moseda. Nous savions tous que cette guerre allait arriver. Nous avions aussi décidé ensemble qu’à ce moment, nous apporterions notre soutien aux doriniens. »

Tous les yeux étaient braqués sur elle. Ils attendaient qu’elle les mène mais elle savait qu’il allait lui falloir créer un élan pour qu’ils acceptent de la suivre. Pour le moment, la foule était trop calme.

« Pendant cinq cents ans nous avons ressassé les raisons de notre échec. »

Elle avait repris d’une voix plus forte.

« Nous nous sommes posés en victimes d’une traitrise ou d’une machination et nous nous sommes repliés sur nous-mêmes. Mais depuis tout ce temps, n’avons-nous pas enfin pansé nos plaies et recouvert nos forces ? »

Elle connaissait bien les foules et savait comment les manipuler. Elle interrogeait les gens debout devant elle pour les forcer à interagir avec elle. Et le résultat fut à la hauteur de ses attentes, certaines voix s’élevant déjà pour clamer leur accord.

« Le roi d’Argawen s’attaque aux doriniens pour pouvoir nous atteindre. Il place ses pions au nord, à l’ouest et au sud. »

La voix de la reine prit des accents sombres.

« Ce petit roi s’imagine pouvoir détruire une fois pour toute Alfheim, Zadhras et Edhelin. »

Elle laissa peser un silence afin que ces paroles se fixent dans les esprits.

« Il croit sans doute que les nyades et les telches sont trop faibles ou apeurés pour oser contrer ses plans. Allons-nous le laisser faire ? » hurla-t-elle d’une voix brûlante.

La foule s’échauffait rapidement, les nuques se raidissaient et les volontés se raffermissaient sous le feu des paroles.

Du coin de l’œil Lilandel aperçut Nuiland qui se tenait dans l’ombre d’un pilier. C’était le moment de la reine et le sage nyade savait qu’il devait la laisser seule face à la foule.

Elle inspira, pour calmer ses nerfs. Il ne fallait pas tomber dans le piège du désir de revanche. Il fallait qu’elle pique les nyades dans leur fierté et non qu’elle exalte leur violence. Elle scanda.

« Trop longtemps nous avons porté le deuil d’un rêve. L’espoir d’un monde meilleur dans lequel les peuples s’entraideraient, où les différentes cultures se mélangeraient pour créer toujours plus de beauté. Nous nous étions réunis dans ce lieu et ensemble nous voulions atteindre les étoiles. Je veux que nous nous remettions à rêver. Je veux recommencer à construire notre ville. Je veux que nous reprenions ensemble le projet de Valardil. Je veux que les nyades brillent à nouveau de toute leur gloire. »

Alors ce fut le moment qu’elle attendait pour hurler.

« Sortirez-vous avec moi, de l’ombre des arbres, pour rappeler, à tous, la vraie force des nyades ? »

La foule entière explosa, les poings se levaient fièrement et les yeux brillaient de courage. Elle tourna la tête vers Nuiland qui fit un signe de la main. Les trompettes de guerre tonnèrent et les portes s’ouvrirent en grand. Lilandel traversa la foule exaltée pour sortir de la ville.

La foule la suivit. Une voix claire se mit à entonner l’un des vieux chants de guerre de l’ancien temps. Petit à petit, tous les nyades joignirent leur voix au chant bourgeonnant. Les aigus s’entrelacèrent autour des graves et les pieds donnèrent le rythme pour créer une mélopée d’une beauté martiale.

 

La reine mena la foule le long du chemin qui menait à Beyin Eteria. Le passage entre les montagnes était suffisamment large pour que vingt personnes puissent y avancer de front. Les forsedhron qui avaient éclairé le chemin de Belhalid et Mohad à leur arrivée à Edhelin diffusaient une douce lumière matinale si bien que la robe blanche ourlée d‘argent de la reine et sa couronne brillaient de mille feux. Le chant de marche se répercutait sur les falaises autour d’eux et l’écho ajoutait sa voix surnaturelle à celles des milliers de nyades qui quittaient leur ville. Lorsqu’ils atteignirent les immenses arbres qui défendaient l’entrée de Beyin Eteria, les nyades en garnison les acclamèrent et se joignirent à eux. Le chant s’enrichit d’harmoniques plus graves. Ils arrivèrent à un premier village en fin de matinée. Lilandel fut soulagée de constater que les villageois les avaient attendus. Ils voulaient certainement voir par eux-mêmes quel était l’état d’esprit de leur reine et du contingent qui l’accompagnerait. La foule intégra avec enthousiasme ces nouveaux éléments et partagea avec eux les histoires qui commençaient à circuler sur le discours que la reine avait prononcé plus tôt. Nuiland, qui se trouvait au cœur de la foule, souriait à certaines de ces histoires. C’est ainsi que naissent les légendes, se disait-il. Lilandel continuait à marcher avec détermination vers le lac de Rhelib. Elle devait mener son peuple, elle ne pouvait se permettre de faiblir ou de détourner son attention de son but.

 

Le lac de Rhelib était une immense étendue d’eau au nord-est de la forêt du même nom. Il était si grand, qu’on ne pouvait voir la rive d’en face que lors d’une belle et claire journée. La forêt bordait le lac sur toute sa moitié sud ce qui permettait aux nyades de vivre au bord de l’eau sans craindre d’être aperçus par les humains qui traversaient la plaine. La plupart des eaux qui descendaient des montagnes des Harvas finissaient leur course dans ce lac. Sur la plus importante de ces rivières se trouvait le village d’Elion. Au début simple village de pêcheurs, le village avait été transformé depuis quelques années pour pouvoir accueillir l’armée d’Edhelin. A cet endroit, les arbres étaient suffisamment espacés pour que les nyades puissent construire d’immenses habitations, armureries et terrains d’entrainement, tout en restant assez touffus pour rendre ce camp militaire invisible aux yeux des humains.

 

Lilandel arriva à Elion au crépuscule, suivie par l’immense foule des nyades appelés aux armes. La reine s’autorisa seulement quatre degrés solaires de pause avant de reprendre ses activités. Elle alla baigner ses pieds meurtris par la marche dans les eaux fraiches du lac. La solennité tranquille du lieu l’absorba. La surface limpide du lac, le balancement calme de la cime des arbres et la douce caresse des rayons de la Soleil couchant lui donnèrent les instants de repos dont elle avait besoin.

 

 Les installations militaires avaient été bâties en un cercle très imparfait au centre duquel Lilandel ordonna qu’un grand feu de camp soit préparé. Puis la reine s’assura que les cuisines commençaient à préparer une épaisse soupe de poissons. Elle retourna au centre portant une première marmite de soupe suivie de deux nyades qui portaient chacun un grand nombre de bols empilés. La reine posa la marmite par terre, à proximité du futur brasier et prit une torche qu’on lui apportait. Les dernières lueurs de la journée s’estompaient et le feu que tenait la reine n’en était que plus brillant. Elle regarda les nyades se regrouper autour d’elle à nouveau et parla d’une voix puissante.

« Peuple d’Edhelin, ce soir nous allumons le premier des feux de veille. Souhaitons qu’il nous apporte un sommeil profond car demain nous devrons endurcir nos corps et fermer nos cœurs pour nous préparer à nouveau à la guerre. »

Lilandel plongea sa torche au milieu des feuilles mortes qui servaient de combustible rapide pour lancer le feu. Les feuilles crépitèrent et de la fumée s’en échappa. Puis quelques flammèches s’élevèrent. Alors la reine passa la torche à l’un de ses voisins qui embrasa les feuilles devant lui et passa la torche à son tour. Elle parla d’une voix forte pour être entendue par-dessus le crépitement des flammes.

« Profitons cette nuit des douces flammes et unifions-nous autour de la lumière. Lorsque le quatrième de ces feux se sera éteint, ce sera aux dures flammes de la bataille qu’il faudra nous réchauffer. »

Elle appuya ses paroles d’un regard lourd. Tous les nyades sentirent une tempête d’une force inégalée grandir au fond de ses yeux d’un bleu profond. Le feu grandissait, le bois explosait sous sa chaleur et les flammes montèrent haut dans le ciel. Lilandel pouvait presque voir, entendre et sentir les horreurs que la guerre apporterait dans ces flammes. Elle ferma les yeux jusqu’à ce que la chaleur devienne insoutenable.

 

Une main lui tendit la torche qui avait fait le tour. La reine prit le bâton enflammé et le jeta dans le brasier central qui rugissait à présent de toute sa puissance attirant toujours plus de nyades à lui. Alors elle s’écarta de la fournaise, s’approcha à nouveau de la marmite et commença à distribuer la soupe. Elle accompagnait chaque bol d’un sourire et d’une parole chaleureuse. Toute la nuit, elle servit ainsi de la nourriture chaude à ceux de son peuple qui continuaient d’arriver de tous les villages de la forêt. Lorsque Nuiland passa la voir, elle lui demanda combien de nyades avaient répondu à l’appel. Le sage lui répondit que son peuple était venu en très grand nombre. La taille de l’armée dépassait leurs attentes. La reine fut soulagée. Au moins auraient-ils une chance de rivaliser avec les armées d’Argawen.

 

Le feu central commença à faiblir avec les premières lueurs du jour. Lorsque la Soleil se leva, il ne restait plus que quelques petites flammes qui s’agrippaient désespérément à des morceaux de bois calcinés. Juste avant que les trompettes ne sonnent le réveil, au moment où Nienor, Sihata, Liath, Belhalid, Mohad et Medjin prenaient leur petit déjeuner au fortin argawenien, la reine se dirigea vers le lac. Elle avait besoin d’aller chercher un peu de repos à son tour.

 

Elle longea le lac pendant quelques centaines de mètres en direction de l’est, jusqu’à atteindre une petite colline qui s’élevait juste au bord de l’eau. Devant elle, sur les flancs de la colline, s’élevait un mur végétal. Une masse de buissons, ronces et arbrisseaux dont les branches étaient tellement entremêlées qu’elles interdisaient tout passage.

Elle bifurqua sur sa droite, entra dans la forêt et longea l’enchevêtrement impénétrable en comptant ses pas. Au bout de quarante-deux, elle écarta quelques branches et révéla un petit chemin qui permettait de monter la colline.

Des dalles étaient posées au sol à intervalles réguliers. Les branches étaient taillées pour former une arche fermée juste au-dessus de la tête de Lilandel. Tout était entretenu spécifiquement pour elle.

En haut de la colline, l’emmêlement végétal cédait la place à de petits arbres aux branches serrées qui cachaient en leur cœur une petite clairière invisible de l’extérieur. Au milieu de la clairière, huit colonnes en arc de cercle non fermé supportaient un dôme léger.

Les colonnes étaient en une pierre blanche qui réfléchissait doucement la lumière. Elles étaient ouvragées pour avoir la forme d’arbres. Des branches en partaient et servaient de dossiers à des bancs qui avaient été habilement intégrés pour prendre la forme de grands buissons.

Le dôme était réalisé à partir d’un matériau d’un vert sombre qui se fondait parfaitement avec la cime des arbres l’entourant. Au centre du cercle se trouvait une statue de cristal. Jambes écartées, le bras droit plié devant lui tandis que le gauche était tendu sur le côté, comme s’il cherchait à attraper quelque chose.

La statue était d’un réalisme stupéfiant. La finition des vêtements et les positions des membres étaient absolument parfaites. Elle aurait été d’une extraordinaire beauté si ce n’avait été pour les traits du visage.

Celui-ci était tourné vers la gauche et le regard, braqué en direction de ce vers quoi le bras gauche se tendait, était empli de pure terreur. La bouche était grande ouverte sur un cri qui resterait éternellement inaudible.

Lilandel s’approcha de la main tendue et passa sa joue contre. Les doigts de cristal effleurèrent la peau de la reine. Elle posa ses mains sur celles de cristal et s’approcha pour déposer un baiser sur la joue déformée par la peur et la douleur, obligée de se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre le coin des lèvres cristallines.

Elle enfouit sa tête au creux de l’épaule de la statue et en entoura le cou de ses bras.

 

A l’intérieur du dôme, une fresque en cinq parties avait été peinte. Une partie centrale et quatre quartiers de dôme. Tout au centre, le cycle de vie de la Soleil était figuré.

Il prenait la forme d’un cercle dont le premier quart était éclatant, d’immenses rayons en sortaient qui éclairaient tout ce quart de plafond d’une bienveillante lumière dorée. Dans son deuxième quart, la Soleil prenait une teinte rouge. Les rayons se faisaient plus anguleux et dangereux. Puis l’astre perdait son éclat, ses rayons s’éteignaient doucement jusqu’à disparaitre et se fondre finalement en une étoile morte, noire et froide. Dans ce dernier quart, le Lune et quelques étoiles avaient été peintes, brillant faiblement. Symboles d’un renouveau, d’une lumière différente apparaissant après la mort de l’astre principal.

Chacune des quatre autres parties du dôme étaient éclairée selon la lumière correspondant au cycle de vie de la Soleil.

 

La première partie que l’on voyait en entrant sous le dôme était baignée par les rayons de la Soleil jeune et éclatante, pleine de puissance et d’espoir.

Sur une colline au bord d’un grand lac, Lilandel, Valardil et Nuiland attendaient. Lilandel était vêtue de bleu et ses yeux étaient aussi clairs qu’un ciel d’été. Nuiland avait les traits jeunes et il respirait la puissance qui avait été la sienne cinq cents ans auparavant. Au centre se trouvait Valardil, les yeux d’un vert profond et qui irradiait de lumière.

A leur rencontre venaient trois hommes. Au centre allait Ar-Garem, le dernier empereur d’Argawen. Il s’était habillé en vert et or, en l’honneur des gardiens de la forêt. Tête nue, de grands yeux bleus et un sourire innocent, il saluait les trois nyades joyeusement.

A sa droite se trouvait son plus fidèle compagnon d’arme, Lognar. Il n’était qu’un simple éleveur des monts noirs qui s’était retrouvé pris dans les rapides du Sareth. Le futur empereur l’avait sauvé au péril de sa vie et depuis Lognar avait juré fidélité à celui que l’histoire et les légendes retiendraient comme un traitre monstrueux.

Lilandel se rappelait de la cordialité des premiers échanges. L’émerveillement d’Ar-Garem, la simplicité touchante de Lognar. L’empereur avait insisté sur sa volonté de limiter l’ingérence des nyades dans les affaires de l’empire pacifiquement.

Il pensait simplement que les hommes devaient pouvoir se gouverner par eux-mêmes. Il était même prêt à accepter de laisser Dorina sous tutelle des nyades si les doriniens préféraient rester sous leur protection. Il était si jeune, si plein d’espoir et d’enthousiasme. Et puis Lilandel avait demandé qui était le troisième homme.

Vêtu de noir aux liserés d’argent avec de fines plaques d’armure noire cousues sur le tissu et la tête entièrement recouverte d’un casque d’argent, il était resté debout à la droite d’Ar-Garem, sans dire un mot.

Lilandel, juste en face de lui était fascinée par une petite gourde et le fourreau d’un poignard que l’homme portait. Ils semblaient être d’un cuir aussi vieux que le monde et cela mettait la reine mal à l’aise.

 

Le deuxième quartier du dôme, irradié par le rouge de la fureur et de l’envie, montrait l’homme en noir tête nue et son visage était perfection. Valardil avait mis la main sur le pommeau de son épée et Lilandel plus vive avait déjà une lame à la main et s’apprêtait à sauter sur l’inconnu.

Ar-Garem, Lognar et Nuiland restaient interdits, immobiles, trop stupéfaits pour réagir. Car l’homme en noir que l’empereur avait désigné comme étant son mage et l’instigateur de cette rencontre, s’était identifié comme étant Amega, l’ennemi, celui qui avait apporté la destruction sur ce continent et asséché la petite mer des centaines d’années plus tôt.

Il braquait un regard brûlant d’envie sur Valardil.

 

Lilandel, repoussée d’un revers de la main, gisait au sol ainsi que l’épée de Valardil, que Amega avait parée avec son poignard. L’ennemi avait fondu sur Valardil et plaquait sa main sur le cœur du nyade.

Hurlant à la traitrise, Nuiland s’était finalement précipité sur Ar-Garem, mais Lognar avait réussi à intercepter la lame avec sa main gantée et il tenait l’épée adverse dans une poigne de fer.

L’empereur reprenait aussi ses esprits et cherchait à apaiser la situation en s’interposant entre Amega et Valardil. Ce dernier avait tendu son bras gauche en direction de sa reine et ses traits commençaient à se déformer sous l’effet d’une immense douleur. Là où Amega avait posé sa main, le corps de Valardil commençait déjà à se transformer en cristal et sur le visage de l’Ennemi était plaqué un masque d’incompréhension.

Ainsi était peint le troisième quartier qui baignait dans la lumière crépusculaire de la douleur et de l’incompréhension.

 

Le dernier quart était celui de la mort et du désespoir. Au centre, sur la colline au bord de l’eau, se tenait la statue de Valardil, cristallisé dans un cri d’agonie, les yeux désormais vides étaient fixés dans ceux de Lilandel.

La reine était désormais vêtue d’un gris aussi sombre que celui qui colorait son regard baigné de larmes. Un Nuiland déjà vieillissant, la joue balafrée, se tenait au-dessus de Lognar. L’épée du sage nyade avait percé le brave et juste compagnon d’arme qui gisait mort. Ar-Garem pleurait à genoux, mais ses vêtements étaient désormais rouges sang. Le meurtre insensé de son ami le plus cher l’ayant déjà poussé vers la folie.

Amega descendait la douce pente de la colline de face. Ses bras ballotaient à ses côtés et sa tête était baissée mais on pouvait lire sur ses traits un désespoir immense, insondable, aussi grand que l’univers. Et pourtant, dans le noir, le Lune et quelques étoiles éclairaient la scène de quelques pâles rayons, irriguant la scène d’une faible lueur d’espoir.

 

Lilandel s’éveilla sur l’un des bancs du mausolée. Ses joues étaient encore humides des larmes qui avaient coulé pendant qu’elle dormait. La Soleil était au zénith et baignait la clairière d’une douce chaleur.

Elle se leva et rajusta sa robe, passant la main sur quelques plis formés pendant son sommeil. Elle leva les yeux pour admirer la fresque du dôme. Elle n’avait jamais su qui en était l’auteur. Elle avait fait construire le mausolée il y avait bien longtemps, afin de profiter d’un lieu de calme avec la statue de celui qu’elle aimait toujours autant. L’accès en avait été protégé par la nature et seule elle et un nyade jardinier savaient comment trouver le chemin secret qui menait au sommet de la colline.

Récemment, elle avait trouvé le plafond peint de cette magnifique fresque. Elle avait tout d’abord pensé que Nuiland en était l’auteur secret. Il était le seul à savoir que ce n’était pas Ar-Garem qui avait tué Valardil et que le jeune empereur n’avait été que la victime d’une machination à laquelle il n’avait su échapper plus tard.

Puis à force de l’examiner, une autre interprétation avait grandi dans le cœur de Lilandel. Plus elle l’examinait et plus elle comprenait que l’œuvre pouvait se lire selon deux points de vue différents. Mais les implications que cette possibilité laissait entrevoir effrayaient trop la reine. Et une fois de plus, elle s’efforça de repousser de son esprit la folle hypothèse. Elle devait retourner au camp d’entrainement. Il y avait encore beaucoup à faire.

Dans l’après-midi, le petit groupe mené par Nienor avait rejoint le réseau des vieilles routes impériales. Sur les pavés, les traces de sabots devenaient invisibles et Nienor comptait bien que les argaweniens les chercheraient sur les routes en direction d’Al-Zimma, vers l’est. Ils avaient donc pris le chemin du nord. Un détour que Nienor avait justifié aux doriniens en leur disant qu’il devait passer voir Enda. Mais les doriniens ne purent lui soutirer d’autres informations.

Les routes de cette région étaient mal entretenues. Elles avaient été construites du temps de la splendeur de l’empire, mais depuis que la rivalité entre Dorina et le royaume d’Argawen avait évolué en guerre, elles avaient été délaissées. Et pourtant, contre toute attente, il y avait sur la route beaucoup de monde.

Les eterias voyaient ou entendaient les caravanes longtemps avant que celles-ci ne voient la petite compagnie. Il fallait alors se cacher derrière une colline ou quitter la route pour contourner le danger. La compagnie ne pouvait pas prendre le risque d’être vue. Six cavaliers se dirigeant vers le nord ne pouvaient manquer d’attirer l’attention des argaweniens. Ce faisant, ils perdaient un temps précieux et Medjin avait du mal à masquer son agitation.

 

Au sommet d’une petite hauteur, ils aperçurent enfin la ville de Wenheim. Elle semblait posée sur une des rares grandes collines de la région, dominant le pays environnant. Une courte palissade de bois l’entourait. Le bois venant sans aucun doute de la forêt de chênes qui poussaient juste à l’est de la ville. Medjin tourna la tête vers l’ouest et vit que la Soleil était déjà bien bas.

- Nous ne pourrons pas rentrer dans la ville ce soir, indiqua-t-il.

- Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Medjin tourna la tête vers Nienor s’attendant à trouver le petit sourire en coin indiquant que la question était ironique. Mais le chef des eterias avait l’air sincèrement surpris. Ainsi Medjin continua d’un ton professoral, content de pouvoir enfin pointer une évidence que l’arrogant Nienor n’avait pas su voir.

- Lorsque la nuit sera tombée, les gardes fermeront les portes de la ville.

- Mais pourquoi voulez-vous que nous rentrions par la porte ?

- On ne va pas prendre la ville d’assaut quand même, s’écria Medjin que les détours de la route avaient passablement exaspéré.

- Non bien sûr, répondit Nienor le plus naturellement du monde. Nous allons utiliser le passage secret qui débute dans la forêt.

Interloqués, les cinq autres cavaliers posèrent sur Nienor un regard interrogateur. Et Medjin laissa déborder la frustration accumulée pendant toute la journée.

- Mais je pensais qu’on s’était cachés des caravanes pour ne pas alerter la garnison de la ville. Si on utilise un passage secret, pourquoi nous avoir fait faire tous ces détours ?

- C’est pour ne pas alerter l’armée qui assiège le Mutahuatek, répondit à nouveau Nienor comme si cela était la chose la plus évidente du monde.

- Pourquoi les caravanes iraient dire à l’armée qu’ils ont croisé six cavaliers sur la route ?

Cette fois, Nienor fronça les sourcils. Il avait l’air de se demander pourquoi Medjin posait des questions aussi stupides.

- Lorsque les caravaniers livreront les vivres à l’armée, répondit Nienor lentement, l’un d’entre eux aurait parlé de nous. Le rapprochement entre l’incident du fortin et six cavaliers se dirigeant vers Wenheim aurait été facile à faire et…

- Vous voulez dire que nous avons laissé passer des caravanes de ravitaillement de l’armée qui assiège l’Haris el Moseda !

Medjin était devenu livide de rage et Mohad semblait tout prêt à se lancer au triple galop à la poursuite des caravanes qui allaient participer à l’attaque de la forteresse. Nienor ne comprenait pas d’où venait la colère des doriniens.

Il chercha Sihata du regard. Il voulait sans doute qu’elle utilise l’influence qu’elle avait sur les deux doriniens. Mais les yeux dorés de la nyade se dérobèrent. Elle n’avait aucune envie de tirer le chef des eterias d’une situation qu’il avait créée avec sa manie de ne jamais en dire plus que nécessaire. Liath se désintéressait complètement de la scène préférant parler doucement à l’oreille de son cheval. Lorsque la voix calme et posée de Belhalid s’éleva, tous se tournèrent vers lui.

- Nienor étant le chef de cette expédition, il n’a pas à expliquer constamment ses choix ni à les soumettre à la discussion.

L’Amharis dit cela en promenant son regard sur tous, imposant son expérience de commandant pour justifier ses paroles.

- C’était de toute façon la meilleure stratégie pour atteindre la ville sans être poursuivis. Je ne m’en suis moi-même rendu compte qu’après avoir croisé la deuxième caravane. Nous ne pouvons que  nous incliner devant la vivacité d’esprit de Nienor.

- Et moi devant votre perspicacité, reprit celui-ci.

- Cette fameuse Enda à intérêt à être à la hauteur du risque et du retard que vous nous avez fait prendre, continua Belhalid, braquant un regard dur dans celui de Nienor.

- Elle l’est, je vous le promets.

 L’Amharis hocha la tête puis fit tourner son cheval pour se diriger vers la forêt.

 

Ils pénétrèrent dans la forêt en début de soirée, à l’heure où la luminosité commence à décliner et se dirigèrent vers un assemblent rocheux au pied de la colline. Au pied d’un rocher qui faisait plus de trois fois sa taille, Nienor mis pied à terre et attacha son cheval à un tronc. Aussitôt, le cheval alla se désaltérer à un ru qui passait à sa portée.

Nienor grimpa rapidement sur le rocher et s’infiltra dans une anfractuosité de la roche. Sihata et Liath s’apprêtaient à le suivre quand Belhalid les arrêta, leur rappelant que les humains n’avaient pas l’agilité des nyades. Nienor, ayant fini par se rendre compte que personne ne le suivait, réapparu pour voir les trois humains tirés à tour de rôle au sommet du rocher. 

Le passage était à peine assez grand pour les laisser passer. Belhalid se tenait la cuisse. La coupure acquise lors de la bataille de la veille pulsait d’une douleur sourde. Il nota à certains endroits des poutres posées récemment pour consolider le tunnel. Au bout d’un petit millier de pas, le tunnel prenait fin. Une échelle de bois clouée dans la roche permettait de monter jusqu’à une cave, éclairée par plusieurs lampes à huile disposées régulièrement le long des murs.

Il y avait des barriques et des tonneaux entassés à côté d’un monte-charge. Tous étaient encore fermés, sauf deux, l’un empli d’eau et l’autre de bière. Un mur entier était creusé de trous dans lesquels des bouteilles de vin étaient allongées. Au milieu des vins des régions ensoleillées d’Argawen et de Vale, il y avait là des vins de la vallée du Sidanyah, doux et fruités ainsi que des vins qui avaient grandis sur les contreforts granitiques du sud de Dorina. Malgré les siècles de guerre et de haine, les argaweniens étaient toujours friands des nectars de Dorina. Un amateur averti savait aussi pouvoir trouver dans cette cave, quelques bouteilles encore plus rares : du vin qui venait de l’autre côté de l’Atria et surtout, quelques échantillons de vin nyade. Il se racontait qu’une gorgée d’un vin nyade pouvait rendre sa jeunesse au buveur chanceux. Un autre mur servait à garder les fromages qui faisaient la fierté des régions de l’est d’Argawen. Du plafond pendaient des saucissons secs aromatisés à différentes herbes, des chapelets de saucisses et des jambons bien rouges. Au milieu de la salle, une immense table portait les restes d’une carcasse de bœuf.  Au fond de la cave, un escalier en coude menait à une porte battante. De l’autre côté de cette porte parvenaient des bruits d’auberge.

Nienor s’approcha discrètement de l’ouverture, jeta un œil dans la grande salle et, apparemment satisfait de ce qu’il y vit, toqua légèrement contre l’ouverture. Aucune réponse. Il toqua à nouveau, à peine plus fort. Un bruissement se fit entendre de l’autre côté de la porte. Nienor recula vivement. Les battants s’ouvrirent. Une jeune femme se précipita dans l’escalier et se jeta au cou de Nienor, qui faillit en perdre son équilibre.  Il porta la jeune femme jusque dans la cave et la déposa doucement sur le sol sans cesser de rire. Dès que ses pieds eurent touché terre, la jeune femme se mit à danser autour des trois nyades. Elle virevolta telle une flemme joyeuse sautant de bûche en bûche, saluant Sihata d’une longue accolade. Même l’austère Liath semblait réchauffée par la joie pure qui émanait d’elle. Lorsque l’ombre du sourire de Liath se dissipa, Enda se tourna vers Nienor.

- Je suis contente que tu sois fou, dit-elle avec l’accent doucement rocailleux des habitants des montagnes.

- Moi fou ? s’insurgea Nienor. Je n’ai fait que suivre mes pieds. Je suis sorti de chez moi le nez dans les étoiles et les yeux dans le Lune. Mais un pas après l’autre, les chemins sont devenus des routes et mes pieds ne connaissent que la route qui vient à toi.

- A t’écouter, tes pieds seraient la chose la plus dangereuse du monde, sourit-elle. Enfin, quelle idée saugrenue a poussé tes pieds à t’entrainer ici, en pleine guerre, entouré de trois doriniens ?

- Mes amis, voici Enda, tenancière de l’auberge des neufs étoiles, la meilleure de Wenheim et de tout le sud d’Argawen. Enda, je t’ai amené la fine fleur de Dorina. Voici tout d’abord Mohad, l’indomptable guerrier, fait du roc et du sel même de Dorina. A ses côtés se tient Medjin aux milles turbans, le seul ambassadeur que notre douce reine Lilandel appelle son ami. Et enfin, celui qui se tient dans les ombres, cherchant à se dissimuler derrière ses deux illustres amis, n’est autre que Belhalid, commandant en exil de l’Haris-el-Moseda. Ah ! Et nous venons mettre fin à la guerre.

- Quelle merveilleuse idée. Oh ! Comme je suis heureuse d’entendre enfin ces paroles.

Enda et Nienor dansaient ensemble en un ballet courtois de bienvenue qui n’appartenait qu’à eux. Un dernier tourbillon envoya Enda face aux Doriniens. Elle les scruta des pieds à la tête.

- Bien, à mon signal, installez-vous discrètement dans l’alcôve de droite et attendez que je vous apporte vos repas. Avec un peu de chance, personne ne remarquera la couleur de votre peau.

Elle indiqua à Nienor une barrique fermée un peu isolée puis quitta la cave, non sans avoir posé sa main sur le bras de Sihata et avoir échangé un regard avec elle.

 

Les nyades s’empressèrent d’ouvrir la barrique et d’en retirer quelques vêtements. Ils retirèrent leurs armes et leurs capes et les rangèrent dans la barrique qu’ils refermèrent avec minutie. Ils enfilèrent rapidement des manteaux de voyageurs moins circonspects. Les doriniens furent affublés de chapeaux et de gants qui masquaient leur couleur de peau.

Ils n’eurent à attendre que quelques instants en silence avant que, dans la salle commune, toutes les voix se taisent. Nienor ouvrit discrètement la porte et le petit groupe se faufila dans l’alcôve de droite.

Enda s’était assise sur un bord de table et elle s’était mise à chanter. Sa voix avait fait disparaitre toutes les conversations. Les oreilles des voyageurs échoués là n’étaient plus ouvertes que pour ce chant. Que les regards soient baissés ou tournés dans sa direction, les esprits étaient tous tournés vers elle.

Elle s’accompagnait d’une guiterne posée sur ses genoux. Elle n’en pinçait les cordes que rarement, mais les laissaient chanter longuement. Sa voix se posait sur ces accords puis s’enroulait autour d’eux jusqu’au suivant. La flamme qui dansait autour de Nienor quelques moments plus tôt ne virevoltait plus. Elle n’en vibrait pas moins.

Doucement, presqu’en demandant la permission, un joueur de bendir vint ajouter une première base rythmique à l’envoûtement que tissait Enda. Sa paume venait taper sur le cadre, puis ses doigts caressaient la peau tendue de l’instrument. Un joueur de chalumeau porta son instrument à ses lèvres et en tira des notes basses, puis d’autres musiciens complétèrent l’orchestre qui se mettait en place.

La mélodie mélancolique s’accéléra, les notes se firent plus tranchantes et toute la salle se mit à chantonner. Les voix graves des voyageurs entourèrent celle d’Enda qui prit un peu de hauteur pour leur échapper. A bout de voix, elle était désormais portée par toute la salle unie dans le chant. Enda se tut et laissa mourir ses dernières notes.

 

Le silence s’installa, Enda passa. Elle se faufila entre les tables pour aller ranger son instrument. L’auberge entière respirait encore au rythme de la mélodie et tous étaient encore hypnotisés. Puis une voix bourrue s’éleva d’une autre table. Les musiciens s’y joignirent et la musique reparti de plus belle.

Enda s’approcha de la grande cheminée de l’auberge dans laquelle quelques flammes s’accrochaient encore aux restes noircis d’un morceau de tronc. Un tapis de braises encore très vives dégageait une chaleur suffisante pour chauffer l’auberge. Juste au-dessus, il y avait un chaudron dans lequel un bouillon de viande et de légumes était gardé au chaud. Enda remplit six assiettes de cet épais bouillon et les apporta à la table des compagnons. Puis elle revint avec autant de brocs d’une bière très brune ainsi que des couteaux et des cuillères.

Tandis que les compagnons mangeaient, la musique s’était faite plus festive. Les clients de l’auberge chantaient et Enda se faisait un devoir de leur apporter régulièrement de quoi se dessécher le gosier. Dès que Nienor eut fini son assiette, il prit son broc de bière et se leva en indiquant qu’il allait aux nouvelles. Il s’approcha d’une table d’officiers et après une courte discussion, s’assit le plus naturellement du monde à leur table

 

- L’auberge d’Enda est l’un des meilleurs lieux d’information pour nous, expliqua Sihata. Depuis qu’il y a ici une garnison permanente, la ville ne cesse de grandir et d’attirer toutes sortes de gens. Le lieu est réputé, alors on y trouve souvent des marchands et des officiers venus de tout Argawen.

- Vous venez donc souvent ici, s’enquit Medjin ?

- C’est la première fois depuis… plus de deux ans. Liath a été très occupée par la guerre civile à Vale. J’ai parcouru la rive opposée de l’Atria. Comme vous le savez, nous pensions que la guerre ne serait déclarée que plus tard. Argawen n’était pas une priorité ces dernières années. Quant à Nienor, je ne pense pas que quiconque sache vraiment où il était ces derniers temps.

Ils burent tous une petite gorgée en méditant les paroles de Sihata puis Belhalid intervint.

- Comment connaissez-vous Enda ?

Sihata voulut réfléchir un instant aux implications de la question de l’amharis. Bien qu’ils soient réticents vis-à-vis de Nienor, Mohad et Medjin plaçaient déjà toute leur confiance dans la princesse nyade. Mais Belhalid se méfiait toujours et s’il était proche de Nienor par sa façon de penser, il ne se laissait pas influencer et continuait à se poser des questions.

Alors que Sihata se perdait dans ses réflexions, Liath prit sur elle d’expliquer les circonstances de leur rencontre avec Enda.

- Nous l’avons sauvée d’un raid de pillards. Elle n’était alors qu’une enfant, mais avec assez d’âge pour prendre conscience de l’horreur. Elle était si petite, si fragile.

Au fur et à mesure qu’elle parlait, une pointe d’émotion adoucissait la voix d’ordinaire si tranchante de la sombre nyade.

- Nous l’avons accueillie à Edhelin où elle a pu grandir en paix. Lorsque vint le moment de choisir sa voie, elle demanda de continuer à travailler pour nous. Nienor lui demanda donc d’infiltrer Wenheim. Nous l’aidâmes à reprendre l’auberge. Elle nous y accueille toujours de la meilleure des manières. Les renseignements que nous y glanons sont toujours intéressants. Ella a toute notre confiance.

 

Sihata, préférant ne pas s’attarder sur ce sujet, voulait en savoir plus sur les doriniens. Mohad, toujours prêt à faire plaisir à la nyade aux yeux d’or, fut le premier. Il raconta le fleuve Gesul et la boucle qu’il faisait autour de sa ferme. Il raconta son travail, le labour, les graines et les animaux.

Il raconta aussi sa femme. Mariés à la sortie de l’enfance pour sceller l’union de deux fermes. Ils s’étaient aimés comme des adolescents. Maintenant ils se respectaient comme des partenaires.

Et surtout il raconta sa fille. Le caramel de sa peau, la noisette de ses yeux, ses fossettes lorsqu’elle riait et ses petits poings fermés dès qu’elle pleurait. Elle avait six ans au moment de son départ et cela faisait près d’un an qu’il ne l’avait pas vue.

Mais Mohad ne s’appesantissait pas là-dessus. Certes il trouvait le temps loin de sa fille long et difficile. Mais il était aussi fier de son travail de soldat et grâce à la paie, il savait que sa famille ne manquait de rien. Mohad était jeune, la vie militaire était encore une aventure pour lui.

Medjin parla d’Al-Zimma, capitale de Dorina. Des plages de galets au bord du lac Fidha aux cascades des contreforts des montagnes, des petites ruelles des quartiers pauvres aux grandes avenues menant au palais. Il en connaissait tous les recoins et elle lui manquait terriblement.

Troisième fils d’une petite famille marchande de la ville, son frère ainé avait repris les affaires familiales et avait manigancé pour en écarter les deux autres. Soudés par cette trahison, ils s’entraidèrent pour grimper les échelons de l’administration jusqu’à se retrouver aujourd’hui ministre des armées et envoyé spécial du roi.

Tout comme le roi Moud, Medjin et son frère étaient des travailleurs besogneux et acharnés. Ils n’avaient pas de résultats spectaculaires, mais tout ce qu’ils entreprenaient était longuement analysé puis méticuleusement mis en œuvre.

Il avait passé cinq ans à réformer l’ordre très conservateur des amharis dans l’ombre de son frère. Puis le roi l’avait envoyé pendant huit ans à Farouj, pour étouffer les velléités d’indépendance des marchands trop riches. Et depuis trois ans, il était l’ambassadeur secret du roi à Edhelin. Il dit cela en écartant les bras et en haussant les épaules. Comme pour dire ‘’Et maintenant je suis ici avec vous’’. Cela fit sourire tout le monde.

Puis les regards se tournèrent vers Belhalid. ‘’J’étais amharis dans la région des monts rouges’’ commença-t-il. Puis il se tourna vers Medjin ‘’C’est probablement à vos réformes que je dois mon avancement rapide’’. Il parla du conservatisme des vieux amharis et comment il s’était battu contre certains d’entre eux. Des noms qui firent réagir Medjin.

Ils se rendirent compte qu’ils s’étaient opposés aux mêmes personnes et pour des buts similaires. Ils rirent ensemble de leurs mésaventures et pestèrent contre les archaïsmes. Medjin lui parla de sa frustration de n’avoir pu mener à bien toutes les réformes qu’ils avaient envisagées avec son frère. Belhalid ne put qu’acquiescer.

Liath ricana. Elle qui avait des centaines d’années d’expérience militaire ne pouvait s’empêcher de trouver absurdes certaines des idées développées par Medjin et Belhalid. Piqués par son air hautain, les deux doriniens s’engagèrent avec elle dans une vive discussion de stratégie défensive.

Mohad se rapprocha de Sihata. Il préférait se perdre dans le regard de la nyade. Dans la pénombre, les yeux de Sihata reprenaient leur teinte brun-clair. Tandis qu’elle lui contait une de ses aventures, il guettait le moindre reflet d’une des paillettes dorées attrapant la lumière du feu.

Nienor revint s’assoir à la table avec un air maussade.

- Ils savent quelque chose, j’en suis sûr, dit-il à personne en particulier, le nez dans sa bière. Mais ils sont trop effrayés pour dire quoi que ce soit.

Sihata regarda autour d’elle. L’auberge était vide désormais. Enda était en train d’empiler des assiettes sur un plateau. Nienor acheva sa bière puis se releva d’un coup.

- Allez hop ! Tout le monde aide Enda à ranger.

Les doriniens restaient bouche bée tandis que Sihata et Liath commencèrent à ranger la table en pouffant. Nienor tapant un grand coup sur la table puis rugit.

- J’ai dit tout le monde !

Les trois hommes sautèrent de leurs chaises. Nienor les emmena dans la remise. Ils se postèrent chacun devant une pile de vaisselle que leur apportaient les trois femmes et nettoyèrent diligemment.

Lorsque la salle fut rangée et que les hommes avaient encore la moitié de la vaisselle à nettoyer, rincer puis ranger, Sihata, Liath et Enda se retrouvèrent autour d’une table.

 

- Je vous attendais depuis au moins un Lune, souri Enda. J’ai l’impression d’avoir vu passer toute l’armée d’Argawen ces derniers temps.

- Nous avons été pris de cours, avoua Sihata.

- Tu n’as pas cherché à nous contacter au moins ? s’inquiéta Liath.

- Ils ont intercepté un message que j’avais envoyé à Halpeda. Je pensais que vous seriez à Vale pour voir l’avènement de leur nouveau maitre. Mais ils n’ont pas remonté la trace jusqu’à moi. Je ne m’y suis pas risquée depuis.

- Tu as bien fait, reprit Liath.

- Liath à raison, continua Sihata. Tu ne dois prendre aucun risque. Nous allons encore avoir besoin de ton aide après la bataille qui se prépare.

- Vous savez qu’ils sont plus nombreux que nous le pensions ? demanda Enda. D’après ce que j’ai vu, j’estime que l’armée est forte d’au moins cinq cents milles hommes. Sommes-nous préparés à une telle offensive ? Est-ce que la forteresse des doriniens tiendra ?

- C’est pour cela que nous devons partir demain dès l’aube, répondit Sihata. Nous devons coordonner notre attaque avec celle des doriniens avant que la forteresse ne tombe. Sinon nous sommes perdus. L’armée d’Argawen est suffisamment forte pour battre Dorina et Edhelin isolément. Mais si nous sommes unis, nous avons une chance.

- Donc soit Ar-Gareth tente de gagner en une grande bataille, soit il a un plan, dit Enda.

- Il doit avoir un plan, dit Liath. Même si il gagne contre nous, il y a toujours l’armée telche prête à frapper dans son dos. Elina est partie là-bas pour les prévenir.

- Nienor est persuadé qu’Ar-Gareth a un plan pour s’occuper des telches, dit Sihata. Je crois qu’il est venu ici dans l’espoir d’en savoir plus.

- Tu penses qu’il en sait plus qu’il n’en dit, demanda Enda ?

- C’est Nienor, il en sait toujours plus qu’il n’en dit. Comme il ne sait pas te dire non, Liath et moi nous pensions que tu pourrais essayer d’en savoir plus ?

- Ce n’est pas qu’il ne sache pas me dire non, souri Enda. C’est juste que vous ne savez pas demander.

- Tant que tu y es, s’enquit Liath, tu penses que tu pourrais nous infuser une de tes potions ? Les doriniens ne se lèveront pas demain sans une bonne nuit de sommeil et moi-même, je préfèrerais faire de beaux rêves cette nuit.

 

Dès que la vaisselle fut lavée, Enda indiqua à tous le chemin des chambres. Quand ils furent montés, elle alla dans la cave chercher quelques feuilles qu’elle fit infuser dans de l’eau chaude. Satisfaite, elle passa dans chaque chambre pour servir cette potion qui assurait un repos profond et de beaux rêves à tous. Elle passa dans la chambre de Nienor en dernier.

- Les doriniens dorment dans ma chambre, dit-elle. Le lit est assez grand pour eux trois et pourtant les deux soldats ont insisté pour dormir par terre. Il a fallu que je les gronde. Tu m’aurais vue, enguirlander deux soldats doriniens pour qu’ils dorment dans un lit. Et le nobliau, qui ne disait rien.

- Tu n’aurais pas dû, reprit Nienor avec un sourire triste. Certains sont faits pour dormir dans un lit tandis que d’autres sont plus à l’aise au sol. C’est dans l’ordre des choses.

- C’est parce que tu aimes tant l’ordre que tu les as obligé à nettoyer ma vaisselle ?

- Certes, répondit Nienor en souriant à cette évocation. Néanmoins l’ordre peut aussi rassurer et donc aider à mieux dormir.

Il avait l’air si inquiet. Alors elle lui sourit et lui prenant la main elle le rassura.

- Sois sans crainte, je me suis occupée de tout. Et comment donc va Elina ?

- Elle va bien. Je crois qu’elle commence à comprendre que Liath est irrécupérable.

- Comment ça ?

- Elles se chamaillent de plus en plus. Je suis donc très rassuré par cette tournure.

- Je suis persuadée du contraire. Je pense que Liath se rend compte de l’influence qu’Elina commence à avoir sur elle. Elle se rend compte qu’elle change et cela lui fait peur. Alors elle se renferme sur elle-même.

- Tu ne l’as pas entendue la nuit dernière. Elle nous a sermonnés à nouveau sur la méchanceté et la cupidité des humains. Toujours les mêmes arguments.

- Toi qui es tellement attentif aux moindres évolutions d’une société. Je ne comprendrais jamais que tu puisses être si aveugle aux changements d’une personne.

- Les nyades ne changent pas comme les humains. Et nos changements se voient, physiquement. Tout ce que je vois, c’est que Liath devient plus noire avec chaque jour qui passe.

- Tu passes trop de temps avec les humains Nienor. D’après ce que je sais de vous, le noir comme le blanc sont neutres. Ce sont des couleurs du trouble, de l’incertitude pas de l’affirmation. Quoi qu’il en soit, Sihata m’a dit qu’Elina est partie chez les telches.

- Oui, Lilandel l’y a envoyée en mission diplomatique.

En disant cela, le visage de Nienor se transforma en un masque douloureux. Sihata avait vu juste, pensa Enda. Nienor leur cachait quelque chose à propos des telches.

- Alors elle est en sécurité, dit-elle se voulant rassurante.

Nienor détourna le regard. Doucement elle prit son visage dans ses mains et le força à la regarder en face.

- Que sais-tu qui te mette dans cet état ?

- Rien, répondit-il, mais Enda insista du regard. Des rumeurs, des bribes d’informations… Dès que j’évoque les monts noirs, tous se taisent et leur regard se rempli d’effroi. La dernière fois que j’ai vu des hommes réagir ainsi…

Il fit une pause, secouant la tête. Enda ne dit rien mais gardait son visage dans ses mains, attendant qu’il en dise plus. Alors Nienor reprit.

- Je crois qu’Ar-Gareth a une armée de daïms et qu’il va s’en servir pour attaquer les telches.

A la mention des daïms, Enda se raidit.

- Voyons, c’est impossible, reprit-elle. Même si toutes les bandes errantes de daïms se réunissaient, ce ne serait pas suffisant pour former une armée contre les telches. Et de plus, si les daïms s’étaient réunis dans les monts noirs, nous en aurions entendu parler…

- Non, coupa Nienor. Je croyais avoir pensé à tout, avoir tout planifié dans les moindres détails. Mais une armée de daïms, je n’y avais jamais songé.

- Après toutes les planifications, tous les voyages et toutes les intrigues, tout à coup tu te mets à croire en une armée de daïms simplement parce que les hommes auxquels tu as parlé ce soir ont peur ?

- Pas seulement bien sûr. Par exemple, qu’avais-tu pensé d’Ar-Gareth quand nous étions allés le voir ?

- Je l’avais trouvé faible et incertain de lui-même, répondit Enda.

- Comment expliques-tu qu’un tel personnage lance toutes ses armées en une attaque ?

- Tu penses que ce n’est pas seulement le roi d’Argawen qui nous attaque ?

- Je ne sais pas. Il me manque une partie de l’information.

Il fit une pause, perdu dans ses pensées.

- De toute évidence, je ne trouverais pas la solution ce soir, ironisa-t-il en retrouvant son petit sourire en coin. Heureusement, la nuit porte conseil.

Il s’allongea sur le lit et Enda comprit qu’elle n’en apprendrait pas plus ce soir. Elle lui versa ce qui lui restait de sa potion. Il but d’un trait en la remerciant. Le temps qu’elle enlève ses chaussures, Nienor dormait profondément. Elle frissonna, se blottit contre le nyade et ferma les yeux à son tour

 

Enda passa la nuit à repenser à tous les soldats qui étaient passés par son auberge. Elle cherchait un détail qui lui aurait échappé une parole qui pourrait éclairer les soupçons de Nienor. Dès que la Soleil se leva, elle réveilla le nyade.

- Je pense que tu as raison, dit-elle aussitôt. Je ne sais pas si ce sont des daïms, cela me parait toujours exagéré, mais il y a bien quelque chose de presque surnaturel qui fait peur aux soldats. Cela fait près de dix ans que les argaweniens veulent cette guerre. Les premières garnisons qui sont passées par ici étaient toutes joyeuses, l’auberge ne désemplissait pas. Et puis l’humeur des soldats s’est mise à changer. Je m’étais dit que c’est l’attente qui leur pesait. Mais c’est bien plus que cela. Le dernier jour avant leur départ, j’ai presque eu le sentiment qu’ils n’en voulaient plus de cette guerre. Puis Sihata et Liath m’ont parlé de ce qui était arrivé au fortin et j’ai repensé à ce que Mohad a dit au sujet du dieu de la guerre.

- Ah, tu veux parler de ce que ces rustres d’argaweniens ne fuient pas devant moi.

- Et s’ils avaient rencontré quelqu’un d’encore plus terrifiant que toi ?

Nienor la regarda intensément pendant un long moment, fouillant derrière les yeux clairs d’Enda, cherchant d’autres réponses. Il se détendit d’un coup et son sourire s’élargit.

- Te souviens-tu de ce soi-disant dieu de la vallée, demanda Nienor ?

- Le vieil ermite qui vivait dans les montagnes au-dessus de mon village ?

- Lui-même. Comment l’avais-tu appelé déjà ?

- L’Homme aux bottes jaunes, répondit Enda.

- Oui, l’Homme aux bottes jaunes… Tu te souviens, pour le trouver nous avions traversé toute la vallée, longé une cascade jusqu’à ce merveilleux petit lac.

L’espace d’un instant, ils repensèrent à ce décor merveilleux et à cette première aventure ensemble qui avait cimenté leur amitié.

- Je crois que tu as trouvé la pièce manquante, reprit Nienor. Je savais bien qu’il fallait que je passe te voir, conclut-il en souriant de plus belle. Allons réveiller les autres, nous devons partir dès que possible.

 

Lorsque Nienor frappa sur les portes des chambres, ses cinq compagnons n’eurent aucun mal à sortir de leur sommeil réparateur. La potion d’Enda avait parfaitement joué son rôle. Seul Belhalid grogna légèrement lorsqu’il se passa la main sur les joues et que sa barbe de trois jours lui piqua les doigts.

Le petit-déjeuner fut préparé et avalé avec diligence. Lorsque Mohad se leva pour aller nettoyer son assiette, Nienor lui somma de laisser ce travail à Enda. Cela soulagea grandement Belhalid et Medjin.

Ils se quittèrent sans effusions. Tous savaient qu’une grande bataille les attendait dans deux jours. Les six compagnons quittèrent l’auberge par le même passage secret qui les avaient vus arriver. Ils retrouvèrent leurs chevaux là où ils les avaient laissés. Dès qu’ils furent sortis de la forêt qui entourait Wenheim sur son flanc est, ils prirent la direction du sud. Ils devaient atteindre Al-Zimma, la capitale de Dorina avant que la Soleil ne se couche le lendemain.

Au campement d’Elion, l’armée d’Edhelin entamait sa deuxième journée d’entrainement. Pour les quinze mille efedhrous, l’organisation avait été simple. Ces nyades s’entrainaient régulièrement au bord du lac Rhelib. Ils avaient donc retrouvé leur commandant habituel et s’appliquaient à reproduire les mêmes gestes et les mêmes manœuvres qui avaient fait la force des armées nyades par le passé. Des gestes qu’ils répétaient depuis près de deux millénaires et qui étaient désormais inscrits dans leurs muscles comme autant de reflexes.

Ils étaient armés de longues épées et d’un petit bouclier rond. Leur armure consistait en un plastron et des jambières. Leur casque recouvrait le crâne et protégeait les joues et le nez. Le dessin de ces pièces d’équipement était uniformisé afin de donner une unité à l’armée. Mais, chaque efedhrous étant responsable de son équipement, au fil des années lames et boucliers s’étaient garnis de gravures. Chaque pièce était devenue unique. Certains avaient même fabriqué leur armure, leur casque et leur bouclier en bois.

Ceux-là avaient pris des planches de bois durcies. Années après années ils avaient donné au bois la courbure qu’ils désiraient. Ils avaient entretenu le bois pour qu’il ne moisisse pas, ne brule pas et qu’il devienne aussi résistant que du métal. Enfin ils avaient soudé ensemble ces planches pour obtenir les pièces d’équipement voulues. Puis ils avaient gravé ou peint le bois afin d’obtenir des œuvres d’art qu’ils porteraient sur les champs de bataille.

Le rôle des efedhrous sur les flancs de l’armée était double. En position défensive, ils devaient empêcher l’assaillant des contourner les flancs de la grammi, la ligne de soldats qui formait le centre de l’armée. Et, si l’opportunité se présentait, ils devaient être capables de prendre l’ennemi à revers.

 

Cela faisait près de deux ans que les ateliers d’Elion travaillaient sans relâche à la fabrication de l’équipement pour les trente mille soldats de la grammi. Les forges forgeaient les mailles des cottes, les fers des lances et des flèches et les courtes lames des épées. Les forestiers préparaient le bois que des artisans transformaient en les boucliers, arcs, lances et flèches.

Protégés par un grand bouclier ovale en bois, les soldats de la grammi alternaient entre la ligne de front où ils utilisaient leurs lances, la ligne d’archers et un rôle de soutien où ils utilisaient leurs courtes épées pour renforcer temporairement la ligne.

Les eterias avaient la charge de préparer cette masse. Il fallait leur donner la discipline et les préparer à la violence. Les soldats de la grammi devaient tenir la ligne, quoi qu’il arrive. Bouclier contre bouclier, lance par-dessus l’épaule, chaque soldat dépendait de son voisin pour sa protection. C’était cet esprit de corps qui permettrait aux nyades de maintenir l’armée adverse en place tandis que les archers l’affaiblissaient et que les efedhrous cherchaient l’ouverture sur les flancs. Il fallait surtout apprendre à ces soldats quand et comment se remplacer afin d’éviter la fatigue et la désorganisation.

 

Lilandel avait décidé de s’entrainer avec les soldats de la grammi. L’armée nyade s’était toujours battue avec deux généraux. L’un restait en arrière et prenait les décisions tactiques au cours du combat. L’autre se plaçait au cœur de la mêlée et servait d’inspiration aux soldats de la grammi. Autrefois, c’était elle qui était à l’arrière. Mais aujourd’hui, il ne restait personne d’autre qu’elle pour tenir le rôle au cœur du combat qui était autrefois dévolu à Valardil.

Nuiland avait décliné physiquement depuis ce jour funeste où il reçut sa cicatrice à la joue et où le roi des nyades mourut. Il prendrait donc place à l’arrière. Nienor et Sihata étaient les deux seuls autres candidats légitimes à la succession de Valardil au milieu de la grammi. Lilandel soupçonnait presque Nienor d’avoir manigancé son voyage avec Sihata afin de la forcer à prendre ses responsabilités de reine.

Elle ne se battrait pas. Elle n’avait pas l’entrainement nécessaire pour prétendre pouvoir tenir un combat qui durerait probablement toute la journée. Alors elle se tiendrait juste derrière la première ligne.

La première fois qu’elle apparut en armure au milieu des soldats, les nyades se figèrent devant sa terrible beauté. Son armure avait été polie pour réfléchir les rayons de lumière et le talent des artisans d’Elion était tel que même dans la pénombre de la forêt, elle semblait luire d’un éclat intérieur. Sa couronne d’argent scintillait sur le noir de jais de ses longs cheveux et la pierre bleue qui y était enchâssée, brillait d’une lueur froide.

Toute la journée, elle passa de groupe en groupe. Sous ses conseils et encouragements, les soldats redoublaient d’efforts. Mais dans les rares instants de répit qu’elle s’accordait, ses pensées étaient inévitablement attirées par le petit mausolée de Valardil et par l’étrange fresque à son plafond.

 

Elle avait toujours interprété la fresque comme étant la chronique du désespoir nyade à la mort de Valardil. Les nyades étaient immortels. Si la vieillesse et la maladie pouvaient les affecter, ils n’en mouraient pas et s’ils devaient succomber à des blessures, ils pouvaient être rappelés à la vie. Seul Valardil n’avait pu être rappelé. Il était comme prisonnier de la prison de cristal qui avait envahi sa chair.

Le choc de cette mort avait laissé le peuple nyade interdit. Et puis le bel Ar-Garem, pris de folie à la mort de son ami Lognar, avait décrété que l’empire devait être purgé des nyades. Il n’y avait pas eu de mort parmi les nyades, mais la soudaineté de la trahison, les atrocités commises et la violence de la haine avaient laissé des traces profondes. En dehors de Nuiland et d’elle-même, nul ne sut jamais quel rôle Amega avait joué dans la mort de Valardil.

Si elle écartait l’hypothèse que Nuiland avait peint la fresque, seul Amega pouvait en être l’auteur. Cette certitude grandissait au sein de la reine. Et si l’Ennemi était l’auteur de la fresque, ce n’était pas le désespoir des nyades qu’elle racontait. Et la lumière des étoiles dans le dernier quart ne pouvait qu’être annonciatrice d’évènements terribles pour les nyades.

 

Ce soir-là, le troisième feu de veille avait été allumé. Lilandel trouva Nuiland dans les quartiers de l’intendance. Il vérifiait encore une fois les quantités de salaison et de biscuits qui nourriraient l’armée, mais aussi de flèches et de pièces de rechange pour la campagne à venir.

Il avait été l’un des plus puissants des nyades. Mais depuis que son esprit avait été brisé, son apparence physique s’était modifiée jusqu’à lui donner cette apparence de vieillard, penché sur une pile de listes. « Oh, comme nous avons changé », pensa-t-elle et elle se demanda s’il retrouverait jamais la vigueur qui fut la sienne.

Dès qu’il eut fini de recompter les stocks, Lilandel tira le vieux nyade jusqu’au mausolée. Ce n’est qu’avec réticence qu’il accepta de monter la colline. Il confirma à la reine qu’il n’était jamais revenu sur ces lieux. L’émotion lui coupa le souffle lorsqu’il aperçut le mausolée et il s’écroula sur l’un des bancs. Alors Lilandel lui montra la fresque et partagea ses doutes. Il confirma qu’il n’avait partagé avec personne les circonstances dépeintes sous le dôme. Dès lors, les origines de la fresque ne faisaient plus aucun doute.

« Je l’ai trouvée ainsi il y a à peine plus de dix ans et comme ce n’est ni toi ni moi qui l’avons peinte », elle laissa sa phrase en suspens pendant que Nuiland admirait la précision des traits des personnages.

« Si c’était moi qui l’avais trouvée, je n’aurais jamais pensé que tu puisses en être l’auteur.

- Et pourquoi donc ?

- Tu n’as jamais été très douée en peinture

- J’ai presque l’impression d’entendre Nienor, sourit la reine

- Il n’a pas que des mauvais côtés, reprit Nuiland en haussant les épaules. C’est seulement sa façon de vouloir tout régler par lui-même qui m’inquiète chez lui.

- Tu ne penses pas qu’il puisse y arriver seul ?

- Je pense que cela fait trop longtemps que nous le laissons faire tout tout seul. Si c’est vraiment Amega qui se dresse face à nous, aussi puissant que Nienor soit, il ne pourra lutter seul.

- Donne l’ordre à une compagnie d’eterias d’aller patrouiller les monts rouges. Si l’Ennemi bouge, nous devons être tenus au courant, conclut Lilandel. »

Lorsqu’il se redressa, Nuiland semblait moins frêle qu’à son arrivée. Le défi qu’Amega lançait au travers de cette fresque faisait monter en lui une colère vive. Alors Lilandel sourit, cela prendrait quelque temps, mais elle sut en cet instant que Nuiland allait rajeunir.

 

Nienor et ses compagnons avaient chevauché toute la journée, sans halte. Les collines des abords de Wenheim avaient cédé la place aux contreforts de la chaine des Qhadims. Ces montagnes formaient la frontière naturelle entre Dorina et Argawen. Moins haute que les Harvas qui entouraient Edhelin, la chaine des Qhadims était creusée de profondes vallées entourées de sommets éternellement enneigés. Certaines vallées étaient noyées par les eaux quand la fonte des neiges ne pouvait être évacuée.

Les habitants de ces vallées ne juraient loyauté à aucun des deux royaumes les entourant. Les différentes tentatives d’asservissement que les doriniens comme les argaweniens avaient lancé contre les qhadimiens avaient ensanglanté les vallées. En retour, les qhadimiens pillaient et brulaient régulièrement les villages voisins lors de raids destructeurs.

C’est au sein de ce peuple farouche que Enda était née et avait vécu les premières années de sa vie. Avant que ses parents ne soient les victimes d’un règlement de comptes dont l’origine remontait au fond des âges. Avant qu’elle ne soit sauvée par Nienor, Sihata et Liath et qu’elle ne rejoigne Edhelin.

A l’est, les Qhadims plongeaient dans l’Atria. La ville d’Al-Rif, côté dorinien, dormait à l’ombre des pics et gardait la frontière contre une éventuelle invasion navale. A l’ouest, le Mutahuatek veillait sur la plaine envahie par l’armée d’Argawen.

Al-Zimma avait grandi adossée à la chaîne. Elle était protégée des raids des qhadimiens par deux montagnes qui ne laissaient qu’un accès facilement défendable vers la ville.

Les compagnons ne pouvaient risquer d’être intercepté par l’envahisseur. Le passage par l’ouest de la chaine leur était donc interdit. Ils allaient devoir emprunter le chemin du col qui traversait les montagnes et menait directement à la capitale.

Ils arrivèrent en haut du col alors que la Soleil déclinait. Jugeant inutile de risquer une chute en descendant de nuit, Nienor décida d’y installer le camp. L’endroit était sans risque, les qhadimiens ne s’y aventurant qu’exceptionnellement, et ils pourraient atteindre Al-Zimma à midi le lendemain. Ce qui laissait bien assez de temps pour préparer la bataille. Ils profitèrent des dernières lueurs pour installer un campement sommaire.

Le col n’était pas assez haut pour avoir de la neige. Mais la nuit allait être fraiche malgré tout. Ils s’autorisèrent donc un beau feu pour leur permettre de dormir agréablement.

Ils prirent le temps de bichonner leurs chevaux. Après une journée à galoper au milieu des collines puis à grimper le col, les bêtes étaient épuisées et avaient méritées qu’ils s’occupent d’elles. Belhalid, toujours aussi peu à l’aise avec les chevaux, se fit assister de Liath.

 

En quelques gestes précis, la sombre nyade débarrassa le cheval de son harnachement. Elle prit deux brosses, en lança une à Belhalid puis, sans un mot, se mit à brosser l’animal. L’Amharis l’imitait du mieux qu’il pouvait, accompagnant les longs coups de brosses de quelques tapes amicales sur les flancs.

« Je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais aimé les chevaux, dit-il soudainement. Je n’ai aucune mauvaise expérience avec eux pourtant. Je ne suis jamais tombé de cheval, je n’ai jamais reçu un coup de sabot. Peut-être est-ce ce qui me manque justement. Je n’ai jamais pu participer aux discussions de soldats sur mes expériences malheureuses avec les chevaux. Si vous pouviez entendre Mohad raconter sa première chute à cheval, ou montrer la marque d’un sabot sur sa cuisse. »

Il sourit à ces souvenirs et jeta un regard sur le grand dorinien qui bichonnait sa monture avec amour. Liath restait concentrée sur son travail.

« A la ferme, nous utilisions des bœufs pour labourer, continua-t-il. Peut-être que je ne me suis jamais habitué à la hauteur ni à la vitesse des chevaux. Quand je suis entré dans l’armée, je n’étais encore jamais monté à cheval. Tout le monde me décrivait la sensation de vitesse d’un galop, le vent dans les cheveux, la pureté du lien avec l’animal. La poésie n’a jamais été le propre des soldats, mais ils en parlent avec tellement d’amour. »

Il aperçut l’esquisse d’un sourire se former aux coins des lèvres de Liath alors il enchaina.

« Quand est venu mon tour, j’étais fou d’excitation. Ils m’ont donné un cheval tout gris, je le revois encore ce canasson. Vif comme l’éclair m’avaient-ils dit. J’ai sauté sur la selle et je me suis lancé au galop. Tout ce dont je me souviens c’est l’odeur et le mal de dos. »

Liath souriait franchement maintenant. Belhalid continua à raconter ses histoires de jeune soldat. Il n’avait pas oublié la tirade de la sombre nyade envers les humains. Mais il savait qu’il ne la ferait pas changer d’avis en abordant le sujet directement. Liath se prit au jeu rapidement et décrivit à son tour ses propres déboires équestres.

 

Pendant le diner, ils continuèrent d’échanger gaiement sur leurs expériences communes de soldats. Avec Mohad et Sihata ils parlèrent des repas froids, assis sur une terre mouillée, des passages de rivière à gué, des longues marches et des trop courtes haltes. Ils parlèrent de tous ces détails qui unifiaient tous les soldats en campagne. Nienor vint s’asseoir aux côtés de Belhalid et commença à lui expliquer les rudiments de la courtoisie en vigueur à la cour d’Al-Zimma. Belhalid, qui commençait à connaitre le nyade, souriait ironiquement en retour. Se doutant que Nienor ne devait jamais suivre ces règles lui-même. Néanmoins, il écoutait patiemment les recommandations qui lui étaient données. Enfin, Sihata les rejoignit et leur enquit de se joindre aux autres. Nienor tenta tant bien que mal de détourner la discussion sur des questions stratégiques, mais c’était une soirée à rire, pas à planifier.

 

Alors que les derniers rires s’effaçaient et qu’ils avaient leur comptant d’anecdotes. Sihata s’adressa à tous.

« Merci d’avoir partagé avec nous ces moments. Merci de nous avoir fait apercevoir le temps d’une soirée une petite partie de tout ce qui nous unit. Mais afin de mieux nous accepter tels que nous sommes, nous devons aussi comprendre nos différences. »

Elle fit une courte pause, s’assurant que sa voix douce et posée avait concentrée sur elle l’attention de tous.

« Il y a de nombreuses histoires que les humains se racontent au coin du feu, lors de nuits telles que celle-ci. Certaines de ces histoires ont de profondes résonnances chez tous les peuples. Chaque tribu, chaque famille ayant sa propre version. Les morales associées à ces histoires sont communes. Par-delà les montagnes, de l’autre côté des océans, qu’importent les conflits et les haines, les hommes se racontent les mêmes histoires pour se transmettre la trame du monde ; pour apprendre aux plus jeunes les règles qui les gouvernent. Déterminer quelle morale une personne associe à une histoire permet de comprendre cette personne. »

A nouveau elle fit une pause. Les yeux baissés, elle rassembla ses souvenirs. Le reste du groupe attendit patiemment qu’elle reprenne la parole.

« Ymir était un grand guerrier. Le plus grand guerrier de sa tribu. Au nom de son dieu, il avait défendu ses terres. Alors qu’il rentrait d’une nouvelle campagne victorieuse, il apprit que sa promise s’était donné la mort. Dans leur religion, la vie était sacrée et l’acte du suicide condamnait l’âme à la damnation. Fou de désespoir, Ymir renonça à sa religion et se tourna vers la magie noire pour ramener sa promise du pays des morts. Pendant des mois, il en appela aux forces démoniaques. Il sacrifia animaux, hommes, femmes et enfants en échange de sa promise. Son âme devenant plus noire chaque jour. Un démon vint alors le trouver. Il lui expliqua que l’âme de sa promise serait réincarnée un jour. Le démon proposa alors un marché : il donnerait la vie éternelle à Ymir si celui-ci se mettait à son service. Ymir accepta.

Pendant trois siècles, Ymir attendit la réincarnation de sa promise. Lorsqu’enfin ils se retrouvèrent, leur amour brûla la noirceur de l’âme d’Ymir. Mais des chasseurs de démons s’étaient servis de la promise pour tendre un piège à Ymir et il dût se sacrifier pour qu’elle vive. Le repentir d’Ymir lui gagna une place au paradis où son dieu lui promit que sa promise le rejoindrait bientôt. Malheureusement, l’un des chasseurs de démon, un nommé Densim, ne pouvait accepter que Ymir ait sa place au paradis. Il tortura la promise à tel point, qu’elle se donna la mort à nouveau. Le dieu d’Ymir ne put accueillir l’âme de la promise.

Ymir se sentit trahi par son dieu. Il quitta le paradis pour venger sa promise. Lorsqu’enfin il retrouva Densim, celui-ci était rongé par les regrets. Il supplia Ymir de le laisser partir. Au dernier moment, Ymir se sentit las de tous les meurtres et choisit de pardonner Densim. Par cet acte, il sauva à nouveau son âme. »

 

Sihata baissa à nouveau le regard. Elle laissa chaque personne réfléchir à ce qu’il venait d’entendre. Ce fut Belhalid qui rompit le silence.

« Quelle que soit la manière dont je la regarde, il apparait clairement que la morale de cette histoire est que le pardon est le salut de l’âme.

- Le pardon et l’amour, mon cher, reprit Medjin. N’oublions pas que c’est l’amour qui le sauve la première fois et que le pardon ne vient qu’en deuxième position. »

Sihata posa son regard doux sur Mohad. Le grand dorinien paru gêné qu’on lui demande son avis. Il rougit avant de se reprendre.

« Du point de vue d’Ymir, c’est vrai que ce sont l’amour et le pardon qui lui apportent le salut. Mais pour sa promise, il apparait que c’est tout le contraire. D’ailleurs je suis étonné qu’on connaisse le nom d’Ymir et du chasseur de démon mais pas celui de la promise. 

- C’est malheureusement représentatif de la place accordée aux femmes dans ces sociétés anciennes, dit Medjin. Un sujet que de nombreux artistes ont choisi de mettre en avant et qui fait grand débat à la cour.

- Ce que je constate, coupa Sihata avant que la discussion ne digresse, c’est que vous avez tous les trois choisi une morale basée sur la meilleure manière de vivre. Les nyades ont une approche différente de cette histoire. »

Elle se tourna vers Liath qui s’exprima d’une voix rauque.

« Tout ce que je retiens de cette histoire c’est le coût qu’Ymir doit payer pour son immortalité. Et à chaque réincarnation, le prix semble plus fort. Il vend d’abord son âme pour une immortalité terrestre puis doit abandonner son amour pour aller vivre éternellement au paradis. »

Un silence de plomb accueillit cette déclaration.

« Personne ne me demande mon avis, déclara soudainement Nienor, mais en ce qui me concerne, tout ce que cette histoire m’inspire c’est qu’il ne faut jamais faire confiance aux mages qui se prennent pour des dieux.

- Oui, mais c’est parce que tu ne sais pas prendre les choses aux sérieux, sourit Sihata.

- Au contraire, je prends notre sommeil très au sérieux. L’idée que l’on puisse se coucher après de si sinistres pensées me pousse à trouver une autre morale à ton histoire. »

Ils s’étaient levés au petit matin et avaient repris la route après une courte collation. Après le passage du col, le chemin descendait doucement. Ils longèrent les flancs des montagnes et traversèrent des bois de sapins blanchis par la neige. Ils franchirent deux autres cols, à chaque fois plus bas que le précédent. En premier venait Medjin accompagné de Mohad, puis Belhalid et Liath côte-à-côte qui se parlaient beaucoup. Sihata venait après, elle avait l’habitude de fermer la marche seule. Mais ce jour-ci, elle constata que Nienor, qui avait l’habitude d’être en tête, trainait à l’arrière de leur petit groupe. Il était en train d’écrire laissant sa monture suivre tranquillement les autres. Intriguée, Sihata s’approcha du nyade.

« - Lors de ton séjour à l’est, tu es restée dans les villes côtières ? lui demanda le nyade dès qu’elle fut à ses côtés.

- J’étais en mission de commerce, donc il n’y avait aucun intérêt d’aller plus loin.

- Tu n’as eu aucune nouvelle étrange provenant de l’arrière-pays ?

- J’ai entendu dire que la femme de l’oncle d’Arilisthène, le démagogue Chyrsènien a été brulée vive par le roi, mais qu’elle aurait survécu. Les gens pensent qu’elle doit être une magicienne et craignent qu’Arilisthène n’utilise ses pouvoirs pour prendre le trône. L’année dernière, certains paysans faisaient état d’une horde de démons venant du désert. C’est assez inhabituel, mais l’hiver est arrivé et les rumeurs se sont éteintes. Il y a aussi eu des rumeurs d’un nouveau prêcheur qui s’adresse aux pauvres plutôt qu’aux riches. Il fait le tour des cités car il est recherché par le roi de Chyrsène.

- A quels dieux ce nouveau prêcheur voue-t-il donc son existence ?

- C’est un monothéiste apparemment. Ce qui a le don d’énerver tout le monde. »

Nienor rit. Il rangea ses papiers dans la besace qu’il portait à la ceinture et continua à questionner Sihata sur son périple sur l’autre rive de l’Arial.

 

Ils avançaient au fond d’un ravin lorsqu’ils aperçurent enfin la tour de défense d’Al-Zimma. Elle s’élevait sur leur gauche, au sommet d’une falaise abrupte et contrôlait le chemin du col, le seul chemin qui permettait d’accéder à la capitale depuis les montagnes. Les trois doriniens prirent alors les devants et s’avancèrent au pas. Le chemin tournait abruptement et était ensuite bloqué par un mur de garde. Lorsque le garde les appela, Medjin s’identifia puis présenta ses compagnons. Ils pouvaient apercevoir sur le mur une vingtaine d’arcs pointés dans leur direction et imaginaient qu’un nombre identique de soldats s’affairaient dans la tour derrière eux. Le garde méfiant ne se laissa pas convaincre si facilement. Ce n’est que lorsque Medjin présenta ses papiers d’ambassadeur du roi que le garde accepta enfin d’ouvrir la porte. Ils poussèrent alors leurs chevaux sur le chemin qui serpentait entre les falaises. Au-dessus de leurs têtes, une série de cinq ponts enjambaient le ravin reliant directement la tour au château d’Al-Zimma. Ils arrivèrent au château en milieu d’après-midi, épuisés mais heureux d’avoir tenus les délais. Dès qu’ils eurent laissés leurs montures aux écuries et leurs armes à l’armurerie, Medjin les mena en direction des appartements royaux.

 

L’ambassadeur royal frappa d’abord doucement sur la petite porte du bureau du roi. Dans l’urgence de leur situation, cette précaution agaça Nienor. La porte ne s’ouvrant pas, Medjin s’apprêtait à frapper à nouveau sur la porte. Le nyade tourna la poignée, ouvrit la porte et entra dans la salle sous les yeux consternés des trois doriniens. Six personnes d’âge mûr se tenaient devant le mur de droite, examinant une grande carte de la région du Mutahuatek. Il y avait quatre hommes et deux femmes. Le plus vieux était assis, ainsi qu’une femme dont le ventre proéminent indiquait une grossesse avancée. Tous étaient habillés simplement, sans ornements ni bijoux ostensibles, si bien que ni Belhalid ni Mohad n’auraient pu dire lequel était leur roi.

 

« J’aurais préféré ne jamais avoir à le dire mais vous êtes en retard. »

La voix posée venait du personnage qui leur tournait le dos. Le seul qui ne s’était pas tourné ni n’avait levé les yeux à l’entrée péremptoire de Nienor.

« Vous n’êtes pas le premier à me le dire. Ma reine s’est plainte elle aussi de mon soi-disant ‘‘retard’’. Je vais donc faire de mon mieux pour vous prouver que j’arrive, comme à mon habitude, à l’instant même où l’on a besoin de moi. Pas avant, et certainement pas après. »

Le roi Moud se tourna alors, avec un grand sourire.

« Cette arrogance vous perdra un jour mon ami. Mais je suis content de vous voir, quelle que soit l’heure ».

C’était un grand bonhomme à la stature imposante et quelque peu bedonnant. Il portait le traditionnel turban dorinien avec un pantalon droit et une chemise claire. Sa barbe soigneusement taillée était désormais plus blanche que noire. Il s’avança et étreignit Nienor dans ses immenses bras puis, s’écartant, salua de la tête Sihata et Liath. Enfin il s’approcha des trois doriniens qui, instantanément s’agenouillèrent devant leur souverain.

« Mon cher envoyé spécial, je sais à quel point vous aimez le confort de la ville. Veuillez accepter mes plus sincères excuses pour vous avoir mis dans la situation d’avoir à entreprendre un voyage si risqué et désagréable. Son ton était résolument sincère et il fit se relever Medjin.

- Je suis à votre service, répondit l’ambassadeur.

- Et j’imagine que l’une de ces deux personnes est le fameux Belhalid, commandant de l’Haris-el-Moseda. »

Belhalid commença à se lever. A cet instant le roi Moud se tourna vers Mohad, enjoignant l’amharis à rester agenouillé tandis que le grand guerrier se levait, bien embarrassé de se retrouver face à son souverain.

« Je suis à votre service, parvint-il à bredouiller gardant la tête basse.

- Votre nom ? demanda doucement le roi.

- Mohad votre majesté. 

- Comment êtes-vous arrivé ici Mohad ? »

Le grand guerrier prit un temps pour chercher la bonne réponse.

« Mon commandant m’a dit de le suivre » finit-il par répondre avec assurance.

Le roi sourit et, au grand soulagement de Mohad, se tourna enfin vers Belhalid. Il posa la main sur l’épaule du commandant qui se leva, dos bien droit et menton haut.

« Ravi de vous rencontrer enfin commandant. Nienor m’a beaucoup parlé de vous et l’admiration évidente de Mohad envers vous ne fait que me confirmer que vous pourriez bien être l’homme de la situation. Discutons donc de notre plan de bataille. »

 

Le roi fit signe à la compagnie de s’approcher de la grande carte accrochée au mur. Elle représentait l’Haris el Moseda et la grande plaine autour. Des figurines de différentes couleurs, épinglées sur la carte, représentaient la position des différentes garnisons doriniennes et de l’armée d’Argawen. Tandis que le roi faisait les présentations, Medjin, qui connaissait tout le monde et ne nécessitait nulle introduction à la cour de Dorina se dirigea vers un des conseillers du roi. Ils se saluèrent fraternellement et commencèrent une discussion rapide à voix basse.

 

« L’Armée assiégeante compte près de cinq cent mille hommes, dit le roi. C’est près du double que ce que nous avions envisagé. Nous avons mobilisé les deux cent mille hommes prévus en cas d’attaque mais cette force n’est pas suffisante pour gagner la bataille. Nous avons donc appelé les garnisons côtières afin de nous renforcer. D’ici trois jours notre armée comptera trois cent mille hommes…

- Nous devons attaquer demain, à l’aube. »

A la surprise de tous, ce n’était pas Nienor mais Belhalid qui s’était ainsi permit de couper le roi. Les doriniens de la cour échangèrent des regards réprobateurs. L’homme à qui Medjin avait parlé fit alors un pas en avant.

« Mes amis, mon frère vient de passer quelques jours avec le commandant et il m’assure qu’il est un homme honnête et compétant. Laissons-le parler avant de le juger. »

Belhalid s’inclina en remerciement avant de reprendre.

 

Il expliqua qu’au vu des effectifs en présence que l’armée d’Argawen était certainement en train de mener un assaut de la forteresse au lieu de de se contenter d’un siège. Pour cette raison, l’armée de Dorina, même en infériorité numérique, avait avantage stratégique. Il expliqua pourquoi il était crucial de surprendre l’ennemi avant que l’Haris-el-Moseda ne tombe. Il détailla en un langage clair et précis les raisons pour lesquelles il n’était pas bon de dégarnir les garnisons même en ces temps de grand péril. Il justifia pourquoi les quelques renforts des garnisons côtières ne justifiaient pas de perdre cet avantage. Et pour finir, il indiqua que ces absences seraient largement compensées par l’armée des nyades.

 

A ces mots, Sihata se plaça aux côtés de l’amharis. Ce simple mouvement attira instantanément à elle tous les regards. Et ainsi qu’elle l’avait fait dans la forêt de Rhelib, elle enveloppa de sa présence tous les participants. Elle posa sa main délicate sur l’épaule de Belhalid et lui sourit chaleureusement puis elle tourna la tête vers le reste de l’assemblée. La lumière du midi se refléta dans les paillettes dorées de ses yeux et tous sentirent une onde merveilleuse les traverser. Au travers de la princesse, c’était toute la puissance de mythes anciens qui soudainement se dévoilait devant eux. « L’Alliance est renouée », dit-elle simplement et un air d’optimisme s’éleva.

 

La princesse et le commandant commencèrent alors à détailler le plan de bataille. Ils n’avaient pas pris le temps d’en discuter ensemble avant et pourtant ils s’entendaient parfaitement. Les mouvements initiaux de Belhalid s’adaptant parfaitement aux tactiques des nyades décrites par Sihata. Constatant cette complémentarité, Nienor afficha un petit sourire d’autosatisfaction. Ce qui eut le don, lorsqu’ils s’en rendirent compte, d’amuser le roi Moud et d’énerver Sihata. Devant cette démonstration de maîtrise tactique, le frère de Medjin, actuel ministre des armées, s’inclina. Il se tourna vers son souverain et demanda même que Belhalid soit installé à la tête de l’armée. Le roi Moud coupa court à cette idée. Appuyé par Nienor, il expliqua qu’il était préférable de donner à Belhalid l’opportunité de gagner le respect des troupes avant de lui attribuer le grade de général. Nienor conclut la remarque du roi par ces paroles.

« De toutes façons, planifier les premiers mouvements d’une bataille dans la tranquillité d’un salon de palais et s’adapter aux aléas dans le chaos d’un champ de bataille ne sont pas des qualités qui vont nécessairement ensemble. Je suspecte le commandant Belhalid d’avoir d’abord à se prouver à lui-même ses qualités de meneur d’hommes. Ainsi, je propose qu’il commande l’infanterie, en première ligne. Mohad et Liath devront s’assurer qu’il sorte vivant du choc. Majesté, vous devrez commander la cavalerie, et être, pour cette bataille au moins, la figure de commandement. Sihata vous accompagnera et pourra vous aider dans la conduite des opérations.

- Et vous mon ami, continua le roi, où donc serez-vous ?

- Il y a une question qui me taraude depuis le début de cette aventure.

- Les telches, s’écrièrent à l’unisson Belhalid et Sihata.

- Exactement, qu’en est-il des telches ? Comment Ar-Gareth peut-il ainsi découvrir son flanc ? Ainsi que je l’avais deviné, c’est à Wenheim que la piste s’est découverte. Ne vous avais-je pas dit qu’il était vital d’aller voir Enda ? Et pourtant, par quels chemins étranges doit se faufiler la vérité pour éclater. Car si c’est bien Enda qui m’aida à en comprendre la teneur, c’est une remarque de nul autre que Mohad qui fut notre point de départ. « Le dieu de la guerre » mon grand ami. »

Nienor laissa sa remarque en suspens un court instant avant de reprendre.

« S’il plait à sa Majesté ainsi qu’à son ministre des armées, j’ai besoin que vous approuviez et signiez les ordres suivants pour vos garnisons du sud. »

A ces mots, Sihata ne put s’empêcher de hausser les sourcils. Puis d’un coup tout fut clair et elle fit de son mieux pour cacher sa surprise. Nienor aperçut sa réaction et, sachant qu’elle avait enfin comprit, d’un simple regard la remercia de n’avoir rien dit. Tous les autres n’avaient compris qu’une seule chose : il était temps pour eux de laisser le roi, son ministre et Nienor seuls.

 

Sihata faisait les cent pas dans le couloir. Plus elle mettait en place les pièces du puzzle, plus sa colère grandissait. Lorsque Nienor sortit enfin de la salle, à peine un degré solaire plus tard, elle l’accueilli d’un regard glacial. Avec un timbre d’acier elle lui demanda :

« - Tu pars immédiatement ?

- Oui.

- Tu vas au sud ? L’armée qui a dévasté les contrées de l’est, tu penses que ce sont des daïms ? Tu penses que ce sont eux qui font peur aux argaweniens et qui bloquent les telches ? »

Nienor ne pouvait qu’acquiescer sous la rafale de questions, il savait que la vraie question allait arriver juste après. Sihata reprit son souffle, son regard cherchant la réponse à la question non posée dans les yeux de Nienor. « C’est Amega ? » finit-elle par demander et Nienor d’acquiescer à nouveau.

« Ainsi, ce que nous pensions n’être qu’une guerre de conquête se trouve être une guerre pour notre survie. C’est pour cela que tu n’as rien dit, tu voulais que nous restions concentrés sur Argawen le plus longtemps possible.

- Il ne servait à rien de risquer une dispersion des forces. Il est plus que probable que je meurs avant demain matin. Mais je peux ralentir Amega suffisamment longtemps pour sauver la garnison du sud et vous donner le temps de vous préparer à un assaut venant du sud. Ensuite, vous n’aurez qu’à me rappeler une fois que tout sera terminé. Ça me fera des vacances, conclut-il en retroussant le coin de ses lèvres.

- Très bien, nous enverrons un message à ta femme et je préviendrais Elina. Elles devraient réussir à te rappeler rapidement. »

Nienor tourna rapidement les talons et s’éclipsa. Sihata prit une grande inspiration et se dirigea dans la direction opposée. Nienor était encore parti au pire moment, la laissant gérer seule les conséquences de ses actions. Elle récapitula : il fallait s’assurer que Belhalid comprenait bien ce qui était attendu de lui pendant la bataille, et puis elle allait devoir réfléchir aux décisions à prendre après la bataille, mais ce qu’elle redoutait le plus c’était d’avoir à rappeler la femme de Nienor et à expliquer à Elina qu’elle allait devoir revoir sa mère.

 

Nienor sortit du palais et tourna la tête à droite et à gauche pour se repérer. Le palais d’Al-Zimma était construit entre les montagnes des Qhadims et le lac Fidha. Des montagnes descendaient une multitude de cours d’eau qui avaient été domptés par les ingénieurs doriniens afin d’alimenter les jardins du palais et de la ville. L’un de ces cours d’eau avait notamment été redirigé vers le jardin d’été : un magnifique espace vert niché au sein de la falaise, ce qui lui permettait d’être à l’ombre en milieu de journée et de ne recevoir que les rayons de la Soleil couchante. Une cascade avait été détournée de son parcours originel afin de créer une impressionnante chute d’eau qui participait à l’impression générale de fraicheur du lieu. Tous ces cours d’eau étaient redirigés vers un immense canal qui partait du palais pour rejoindre le lac. Ce canal était devenu une des avenues traversantes privilégiée de la ville. Nienor prit place sur l’une des fines embarcations à rames qui attendait à la sortie du palais. Arrivé au lac, il embarqua dans un petit navire fluvial. L’équipage, s’aidant de voiles triangulaires et de rames lui fit traverser le lac et, à peine trois degrés solaires après son arrivée à Al-Zimma, le nyade filait sur les eaux rapides du fleuve Seliyah en direction de la forteresse du sud.

Le quatrième feu de veille avait été allumé. Lilandel se laissa hypnotiser par les sons : le crépitement des petites branches, le craquement des bûches, le claquement des flammes et le grondement général qui s’échappait de la fournaise. Les nyades, en armes, commencèrent à s’agglutiner autour d’elle. Ils l’entourèrent et le brasier se reflétant dans leurs cuirasses, la reine parut soudain entourée d’un mur de flammes. Son porte étendard vint se poster à côté d’elle et elle se mit en marche. L’armée se mit en marche à sa suite, l’immense ligne se formant au fur et à mesure que chacun trouvait la place qui lui était attribuée. C’était le milieu de la nuit. Dans près de huit dizaines de degrés, la Soleil se lèverait et la bataille décisive pourrait enfin commencer.

 

Sihata paniquait. La Soleil allait bientôt se lever et elle venait de se rendre compte qu’il n’y avait pas de point haut sur cette plaine. Elle n’avait pas de moyen de surplomber le champ de bataille et s’inquiétait de sa capacité à diriger les opérations sans vision de ce qui se passait. Elle était frustrée et s’en prenait intérieurement à Nienor et aux doriniens. « Quand je leur ai dit que j’avais besoin d’une vision stratégique, pourquoi aucun d’entre eux n’a remarqué qu’il n’y a aucune colline ici ? » pensa-t-elle. Elle était en train de réfléchir à des solutions alternatives lorsque le roi Moud s’arrêta et lui demanda si elle pensait qu’ils étaient suffisamment près.

« Près de quoi ?

- De la ligne de front. Pour monter notre échafaudage. » Devant l’air incrédule de la nyade, le roi rit. « Vous, les nyades, vous ne savez utiliser que ce que la Terre vous donne. Vous n’avez jamais appris à assembler des éléments pour construire quelque chose qui n’existait pas auparavant. »

Le roi fit un signe et une foule d’ingénieurs se mit au travail. En moins de cinq degrés solaires, une tour de plus de six mètres s’élevait au milieu des herbes.

 

Sihata et les doriniens montèrent sur la plateforme et purent embrasser la totalité du champ de bataille d’un regard. La grande plaine couverte d’herbes hautes s’étendait à leurs pieds jusqu’aux contreforts du Mutahuatek. Sur leur gauche, l’armée des nyades avait pris position. La grammi, la ligne des volontaires, tenait le centre. Les efedhrous, les nyades entrainés, gardaient l’aile gauche. Il tenait à eux que la ligne ne soit pas contournée par l’ennemi. Puis sur l’aile droite les eterias se tenaient prêts à déstabiliser la ligne adverse. A moins de cent pas de la plateforme, l’armée dorinienne finissait de se ranger en ordre de bataille. De façon classique, l’infanterie était placée sans grande discipline au centre tandis que les divisions de cavalerie légère gardaient les ailes. Sihata gardait la cavalerie lourde en réserve.

 

Elle porta son regard vers le camp adverse où, sur une plateforme identique à celle sur laquelle elle était montée, les généraux argaweniens supervisaient le déploiement de leurs troupes. Au milieu d’eux un homme à l’armure dorée, qui ne pouvait être que Ar-Gareth, le roi d’Argawen en personne, semblait ne regarder que dans sa direction. Les divisions d’Argawen finissaient de prendre leur place. Une ligne défensive avait été placée face à l’armée dorinienne et une offensive menaçait l’armée nyade. L’objectif était clair : détruire la plus petite des armées avant d’encercler le reste. Mais les argaweniens, qui n’avaient pas gouté au fer des nyades depuis quelques siècles, allaient regretter d’avoir sous-estimé leur adversaire.

 

Au milieu de ses soldats, Lilandel ne voyait pas grand-chose des choix stratégiques. Mais elle sentit ses voisins se raidir d’un coup et ralentir leur marche en avant. Une division de cavalerie chargeait droit sur eux. Elle hurla aux soldats de tenir la ligne et la cadence et fut obéie dans l’instant. Le son de sa voix agissant comme un coup de fouet. Les boucliers ronds de la grammi furent levés à hauteur de torse et les lances, par-dessus l’épaule, pointées. Elle savait qu’une charge de cavalerie était une tentative d’intimidation. Soit la ligne tenait et les cavaliers devaient tourner avant de percuter les lances, soit les soldats prenaient peur, la ligne se brisait et la charge venait perforer l’armée en plein cœur, ouvrant une brèche pour l’infanterie. Mais Lilandel savait que ses soldats ne flancheraient pas tant qu’elle donnerait de la voix. Elle continua à encourager ses troupes.

 

Belhalid voyait une division de cavalerie charger légèrement sur sa gauche et une autre galopait droit sur son aile droite. Il nota tout de suite que les cavaliers avaient adopté une formation étrange. Habituellement une charge se menait de front, la largeur de la ligne de chevaux servant d’arme psychologique. Pourtant, les cavaliers argaweniens avaient adopté une formation en diamant, le capitaine à la pointe était reconnaissable à sa bannière. L’Amharis se mit à hurler à sa ligne de tenir et se dirigea vers le point d’impact, suivi par Mohad et Liath. Il voyait les chevaux s’approcher et sentait les hommes prêts à flancher. Juste en face du cavalier de pointe, il sortit de la ligne et fit face, seul, deux pas devant le reste de son armée. L’instant d’après Mohad et Liath l’avaient rejoint. Puis dans un bruit d’apocalypse, le reste de l’armée se mit à hurler et fit deux pas en avant. Ils répondaient au défi des cavaliers. Belhalid se dit que le capitaine de la cavalerie, voyant la détermination des doriniens, ne pourrait que changer de direction pour les éviter. Mais la charge ne ralentit pas. Belhalid sourit, il se disait que la cavalerie allait bientôt se désintégrer contre les boucliers et les lances de Dorina. Puis il comprit l’intérêt de la formation en diamant. Elle permettait de tourner au dernier moment puisque le capitaine était en vue de tous les cavaliers derrière lui. La charge s’approchait à une vitesse folle. Une onde de peur se propagea dans les rangs. Il vit les soldats de l’aile droite lâcher leurs armes et fuir. Il cria une dernière fois à ses hommes de tenir et se prépara au choc. Le capitaine de la cavalerie leva sa bannière. Aussitôt, les cavaliers s’éparpillèrent devant Belhalid. Sur l’aile droite en revanche, la charge avait désintégré la ligne. La cavalerie légère se précipitait pour harceler les argaweniens et empêcher la destruction complète de l’aile droite.

 

Les nyades avaient tenu bon devant la déferlante de chevaux. Au dernier moment, les cavaliers avaient tourné. Lilandel hurla un ordre qui fut répercuté le long de la ligne. Les lances tombèrent et les arcs sanglés dans les dos furent déployé. La vitesse des nyades était surhumaine. Avant que les cavaliers ne puissent se mettre à l’abri, trois volées de flèches volèrent dans leur direction. Ils tombèrent comme des mouches. Lilandel hurla un autre ordre. La ligne reprit les lances et avança.

 

De son promontoire, Sihata constatait le déroulement de la bataille. Son cerveau de stratège ne pouvait qu’être admiratif devant l’ingéniosité tactique de la formation en diamant des argaweniens. Mais son cœur nyade chanta d’allégresse quand elle vit les dégâts que ses pairs avaient infligés à la cavalerie adverse. La position dorinienne avait été affaiblie par la destruction de l’aile droite de l’armée. La cavalerie adverse se repliait après avoir fini son œuvre. Les doriniens qui avaient fui se reformaient à peine quelques centaines de mètres plus loin, protégés par la cavalerie légère de Dorina. Ils se dirigeaient maintenant vers l’arrière garde, sous la houlette d’un jeune capitaine, pour se réarmer.

 

L’Armée nyade s’avançait doucement vers la ligne adverse qui lui faisait face. Quand ils furent à près de cent mètres, les argaweniens se mirent en branle. Sihata pointa du doigt l’aile gauche des nyades et indiqua aux généraux doriniens d’admirer la léthalité de ses semblables. Quand les armées furent à environ soixante mètres d’écart, Sihata se mit à compter. Comme s’ils obéissaient à sa voix, les eterias marchaient au rythme de son décompte. A zéro, les généraux doriniens virent les eterias encocher une flèche et tirer dans le même pas. Nouveau décompte et nouvelle volée. Les armées étaient presque au corps à corps quand les eterias lâchèrent une dernière volée. Lâchant les arcs et dégainant leurs épées et dagues, les eterias s’engouffrèrent dans une ligne argawenienne complètement déstabilisée par les volées de flèches. L’assaut fut d’une telle efficacité que le mouvement tournant entamé par les argaweniens pour encercler les nyades fut arrêté instantanément.

 

Au milieu de la grammi, Lilandel commanda une formation défensive au moment où l’armée argawenienne leur tombait dessus. La ligne des nyades absorba le choc. La reine lança un chant qui fut repris par toute la ligne. Synchronisés par le rythme, les nyades agissaient ensemble avec une efficacité remarquable. Ils répétaient les mouvements pratiqués ces derniers jours. Les argaweniens se trouvèrent bloqués au corps à corps contre cette armée de nyades dix fois moins nombreuse qu’elle.

 

Belhalid avait commandé la charge des doriniens. Boucliers contre boucliers, les deux lignes étaient collées l’une à l’autre. Il entendit un son de trompette venir de derrière les lignes ennemies. Les argaweniens devant lui s’effacèrent et une escouade d’élite vint s’enfoncer dans leur ligne. L’Amharis recula de plusieurs pas sous le choc de la charge des guerriers ennemis. La bannière tomba. La ligne dorinienne ploya.

 

Le roi vit son armée reculer. Il se tourna vers Sihata s’attendant à ce que la nyade envoie une escouade pour renforcer le centre. Mais elle ne fit aucun geste. Sentant le regard interrogatif du roi, elle se tourna vers lui et lui confirma qu’il n’était pas temps. La ligne devait tenir par elle-même.

 

Mohad lança une charge à grands coups de bouclier et de sa lourde épée. Il releva la bannière et les doriniens se rallièrent à lui. Liath et Belhalid l’entourèrent et repoussèrent l’ennemi de quelques mètres. La ligne adverse se reforma malgré la pression des doriniens et lança une violente contre-attaque. Une lance argawenienne trouva une ouverture sous le bouclier de Mohad. Le grand dorinien s’affaissa sous le choc. Liath reprit la bannière au dorinien tombé mais la charge ennemie la sépara de Belhalid. La ligne avait été perforée, coupée en deux.

 

Sur leur plateforme, les généraux doriniens chuchotaient de plus en plus violemment entre eux, lançant des regards mauvais à la princesse nyade qui ne donnait toujours pas l’ordre de renforcer leur ligne.

« Notre centre est perforé madame, dit le roi Moud de sa voix la plus calme. N’est-il pas temps de lancer une charge pour les renforcer ?

- Pas encore. Leur cavalerie est encore trop forte. Si nous nous séparons d’une division, cela laisse le champ libre à leur cavalerie d’attaquer sans que nous puissions les contenir. Nous devons attendre qu’ils choisissent de charger. Ainsi nous pourrons choisir où porter notre attaque et non être obligés de répondre à celle de nos adversaires.

- Pourquoi ne pas envoyer les soldats de l’aile droite qui sont à présent reformés et reposés ?

- Ceux-là ont déjà fui une fois aujourd’hui. S’ils se trouvent à nouveau en difficulté, ils fuiront encore et la panique se répandra dans nos rangs. Nous les enverrons pour assommer la garde d’élite quand la victoire sera assurée. »

La princesse tourna son regard vers le reste des généraux et les enveloppa de son regard et son sourire.

« Ne soyez pas inquiets. Tendez l’oreille. N’entendez-vous pas le chant des nyades ? Comme ils se sentent forts Et regardez sur l’aile gauche, les eterias sont en train de prendre le dessus. Dans quelques instants vous serez les premiers depuis de longs siècles à être témoins de la puissance des nyades. »

 

Au milieu de la grammi, Lilandel chantait avec ses soldats. Aux moments définis par le chant, les boucliers s’ouvraient et toute la première ligne disparaissait derrière les soldats qui se tenaient derrière eux. L’armée nyade reculait ainsi de façon contrôlée ce qui permettait aux ailes d’empêcher l’armée adverse de les prendre à revers.

 

Derrière la ligne de front, Nuiland recevait des rapports d’estafettes et renvoyait ses ordres tout en chantonnant tranquillement l’air que chantait la grammi. Un coureur des eterias, essoufflé et portant une longue estafilade rouge sur la joue, lui hurla de loin qu’il était temps. Le vieux sage porta à ses lèvres un grand cor en argent, le cor de Valardil, et souffla dedans.

 

Ce n’était pas sur un temps prévu par le chant donc lorsque le clairon sonna, il y eu un petit temps d’incompréhension. Certains voulurent s’arrêter de chanter, mais la majorité continua, comme si rien ne s’était passé. Lorsque le chant marqua le temps, les boucliers s’ouvrirent… Les lances furent projetées en avant et les nyades firent leur premier pas en avant depuis le début de la mêlée.

 

Le chant se fit plus rythmé et agressif. Sur chaque temps désormais, les nyades avançaient et tuaient. Sur les ailes, l’avancée soudaine de la grammi changea les plans des argaweniens. Il leur fallait maintenant reculer pour éviter que le centre ne fut perforé et que l’armée ne fut divisée en deux. Du côté nyade, cela impliquait qu’au lieu de contenir les assauts ennemis, les eterias et les efedhrous pouvaient enfin passer à l’action.

 

Du haut de leur perchoir, les généraux doriniens voyaient la ligne argawenienne ployer sous l’assaut des nyades. Ils regardèrent tous Sihata. Mais la princesse n’avait d’yeux que pour les généraux adverses. Elle sourit quand elle aperçut le roi coiffer son cimier. Enfin le roi d’Argawen allait se jeter lui-même dans la bataille. Ce qui signifiait qu’enfin la cavalerie adverse repartait à l’assaut.

 

Elle fit un signe au roi Moud « Prévenez la cavalerie. Vous prenez la moitié, je prends le commandement de l’autre. » Le roi acquiesça et descendit aussi vite qu’il put de l’échafaudage. Sihata vit la cavalerie adverse se lancer. Elle aurait voulu que les argaweniens choisissent d’attaquer la ligne nyade, là où la coalition était la plus forte. Aussi jura-t-elle quand les ennemis chargèrent en direction du centre dorinien, déjà bien mal en point. La princesse ne pouvait rien faire pour Belhalid, Liath et Mohad. Elle espérait qu’ils s’en sortiraient. Elle sauta avec agilité d’un étage à l’autre de l’échafaudage jusqu’au sol, enfourcha le cheval que lui tendait un écuyer et galopa jusqu’au jeune capitaine qui avait rallié les fugitifs de l’aile droite dorinienne. « A la course » ordonna-t-elle. « Frappez au centre de notre ligne et tenez. » Le jeune capitaine se retourna immédiatement vers ses hommes et lança ses ordres.

 

Sihata était déjà partie en direction de la cavalerie dorinienne. Le roi Moud avait séparé la division en deux et n’attendait que ses ordres pour charger. « Je charge sur l’aile droite, vous la contournez puis chargez exactement là d’où je viens. » Le roi acquiesça. Sihata prit la tête de son escouade et se dirigea droit vers les argaweniens qui étaient en train de hacher ce qui restait de l’aile droite dorinienne. Elle choisit un angle qui lui permettrait de pénétrer dans le dos des argaweniens et de ressortir aussitôt que la charge perdrait de l’élan. Il s’agissait de désorganiser l’ennemi au maximum pour que la charge du roi Moud soit encore plus dévastatrice.

 

Belhalid cherchait Mohad et Liath sans les trouver. La ligne avait été brisée et les doriniens étaient au bord de lâcher. Chaque soldat se battait pour lui-même dans une mêlée chaotique. L’Amharis voyait ses hommes plier sous le poids de l’élite argawenienne. Il fallait faire quelque chose, vite. Il enleva son casque à plumes rouges de commandant et en coiffa sa lance. Il planta la lance, dégaina son épée et hurla « Dorina, lil aslirati, walruqab alramal ». C’était leur cri de guerre ancestral, datant du temps où les marchands doriniens se battaient contre les pilleurs dans le désert au sud de la mer Ahial. Il tira à lui un guerrier et en appela un autre. A trois ils commencèrent à former un mur de boucliers. Aux cris de Belhalid, d’autres guerriers se joignirent au mur. Un semblant de discipline se propagea dans les rangs doriniens. La ligne se formant, les hommes reprirent à leur tour le cri de guerre, lançant un nouveau défi aux argaweniens.

 

Des chevaux apparurent dans le champ de vision de Belhalid. La cavalerie adverse n’avait pu charger mais, associés aux soldats d’élite, ces cavaliers pouvaient aisément briser à nouveau la ligne ainsi que la dernière volonté des doriniens. L’Amharis sentit ses hommes prêts à rompre. Il s’apprêtait à haranguer une ultime fois ses troupes lorsque le cri de guerre dorinien fut repris derrière lui. Un jeune capitaine chargeait à la tête de troupes fraiches. Belhalid sourit et se concentra à nouveau sur son ennemi.

 

Liath tenait tant bien que mal l’étendard qu’elle portait depuis la chute de Mohad. Elle se demanda un instant pourquoi elle risquait ainsi la douleur d’une deuxième mort pour aider des anthron, ainsi qu’elle appelait encore les humains. Mais elle était nyade et les gens de son peuple tenaient leurs engagements, quoi qu’il leur en coûte. Et de toute façon, pensait-elle, si elle devait mourir, elle ne serait rappelée à nouveau qu’après cette guerre. Au moins elle n’aurait plus à se battre aux côtés d’anthron. Elle tenait à distance quelques guerriers d’élite argaweniens, avec l’élégance presque condescendante qui la caractérisait, lorsque deux doriniens vinrent à son renfort. L’un d’eux tomba en la protégeant d’une hache. Le second hurla à ses camarades « Protégez la nyade ! ». Liath se trouva rapidement entourée de toute une escouade de doriniens, prêts à donner leur vie pour la protéger. Tout ça parce qu’elle portait un stupide drapeau. Elle fut mise à terre par une ruade d’un cheval d’Argawen. Un grand dorinien se précipita pour la relever. Elle ne savait pas du tout comment se passait le reste de la bataille, mais tout d’un coup, elle se surprit à penser qu’avec ces hommes-là, elle pourrait tenir jusqu’au bout.

 

La cavalerie menée par Sihata s’enfonça dans le dos des argaweniens. Certes quelques soldats avaient cherché à former une ligne de défense, mais c’était trop peu, trop tard. Avant que la formation de la cavalerie ne se dissolve dans un corps à corps avec l’ennemi, Sihata sortit sa division de la mêlée et relança son cheval au galop en direction de l’autre ligne de front. Ainsi qu’elle l’avait demandé, le roi Moud la croisa à pleine vitesse. Il était légèrement en retard, mais l‘effet sur les argaweniens de cette double charge fut dévastateur.

 

Sihata voyait maintenant le dos de la ligne argawenienne qui reculait face aux nyades. Sur sa droite, les eterias finissaient de briser leurs adversaires et commençaient le mouvement tournant pour prendre le centre à revers. La princesse dirigea sa division sur la gauche. Elle franchit le champ de bataille en diagonale. Quand elle passa devant le centre de la grammi, ses yeux vifs aperçurent l’éclat de la couronne de Lilandel, sa mère.

 

La cavalerie dorinienne vint percuter dans le dos les argaweniens qui ployaient déjà sous le mur de lances des efedhrous. Comme une flamme au milieu des feuilles sèches, la panique s’empara des adversaires. Les soldats abandonnèrent leurs armes et se mirent à courir vers un refuge hypothétique. Sihata poursuivi son effort le long de la ligne. Devant elle, les ennemis fuyaient et bientôt, toute l’armée nyade avait le champ libre.

 

Lilandel garda le contrôle de son armée, empêchant les nyades de courir après les fuyards. La ligne nyade franchit en moins de deux degrés solaires la distance qui les séparaient du reste de l’armée argawenienne qui continuait à faire ployer les doriniens. Mais quand ils virent les nyades arriver dans leur dos, les argaweniens furent fortement déstabilisés. Lilandel pouvait voir la peur dans les yeux des adversaires. Ses lèvres se plièrent en un sourire carnassier, dans ses yeux des éclairs prenaient forme. Elle se mit à courir et toute son armée se mit à courir avec elle. Elle se mit à hurler et vingt milles poitrines reprirent le même cri.

Il avait quitté Al-Zimma dans l’après-midi et depuis, il descendait sur les eaux vives du fleuve Seliyah, direction le sud. Il avait embarqué sur l’un des bateaux messagers qui permettait d’arriver à la forteresse du sud en moins de cent cinquante degrés solaires. C’était un bateau léger, à fond plat avec une vingtaine de rameurs et une petite voile carrée. Il s’était installé à la proue et contemplait le paysage. Son regard errait sur les collines à sa gauche ou vagabondait sur les hautes herbes de la grande plaine à sa droite. Ce qui l’attendait était au-delà de toute imagination, il essayait donc de ne pas trop y penser.

 

Lorsque jour déclina, il constata avec satisfaction que le paysage avait changé. La végétation se faisait plus disparate et les quelques arbres aperçus étaient plus noueux. L’air avait une odeur revigorante d’herbe fraîche et de lavande. Les grillons se mettaient à chanter avec l’arrivée de la nuit. La lumière de la Soleil rasait les collines et leur donnait cette coloration particulière qui leur donnait leur nom : les Monts Rouges. Bientôt il n’y eut plus rien à contempler dans la lumière déclinante et les pensées qu’il croyait avoir distancées revinrent frapper à la porte de son esprit.

 

Il s’inquiéta en premier lieu pour Sihata. Il n’avait pas de doute sur l’issue de la bataille qui l’attendait au petit matin. Il avait parfaitement conscience de la supériorité de l’armée nyade et savait qu’elle pouvait battre l’armée d’Argawen sans l’aide de Dorina. Mais Sihata allait devoir commander des humains. Il espérait que Belhalid saurait aussi comprendre son rôle de meneur d’hommes. Puis son esprit le ramena à sa propre tâche.

 

Il récapitula les indices qu'il avait récolté. Tout d'abord l'armée massive qu'Argawen avait lancée contre Dorina impliquait qu'une autre armée s'occupait des telches. Ensuite les nouvelles de Sihata venant de l'est indiquaient clairement qu'une armée avait contourné la mer Ahial. Seule une armée d'une discipline extraordinaire au service d'un plan ambitieux pouvait se permettre une telle manœuvre. Que cette armée ait été envoyée pour attaquer les Zadhras, où habitent les telches et le comportement général des soldats d'Argawen ne laissaient que peu de doutes : les daïms étaient de retour. Et les daïms n'obéissaient qu'à Amega. La vaste plaine qui avait autrefois été la mer Atria vomissait ses cauchemars.

 

Tout ayant été fait pour attirer leur attention vers le nord, Nienor se doutait bien que quelque chose allait arriver du sud. Il supposait que ce serait une autre armée, probablement envoyée pour attaquer directement Edhelin après que le sud de Dorina ait été vidé de ses défenseurs. Il allait donc devoir retarder l'armée d'Amega suffisamment longtemps pour permettre aux doriniens, nyades, valiens et peut-être même les argaweniens de s'organiser. Seul contre toute une armée des meilleurs soldats, il espérait pouvoir tenir une journée. Après tout il n'y avait qu'un chemin pour monter de la plaine d'Ahial vers les Monts Rouges et sur ce chemin, quelques pièges avaient été préparés justement pour qu'une petite garnison d'humains puissent contenir une vaste armée. Lui, Nienor, chef des eterias pouvait bien tenir une journée avec de tels avantages. Peut-être même deux jours grimaça-t-il pour lui-même.

 

Seulement il fallait qu'Amega lui laisse le temps de préparer tous ces pièges. Nienor avait bon espoir que l'armée venant du sud n'arriverait que le lendemain matin. En effet, si le plan d'Amega était bien d'attaquer directement Edhelin et d'y emprisonner les nyades, il devait arriver vite et sans encombre. Il fallait donc attendre que l'attaque d'Argawen par le nord ait ammené les doriniens à rappeler la garnison de la Forteresse, ouvrant ainsi le passage aux daïms. La garnison avait dû recevoir l'ordre de partir au plus tôt la veille. Mais Nienor comptait sur la prudence d'Amega et il était raisonnable d'imaginer que l'Ennemi s'était donné une ou deux journées de marge pour être absolument certain de ne rencontrer qu'une résistance minimum. Seulement Amega n'avait pas compté que les nyades étaient déjà partis en guerre.

 

Il était près de mi-nuit lorsque le nyade arriva enfin à la Forteresse du Sud. Elle avait été bâtie sur un piton rocheux qui surplombait les falaises qui autrefois plongaient dans la mer. Le fleuve Seilyah passait à près de deux cents mètres du piton avant de se jeter en une cascade tonitruante dans ce qui était une immense plaine depuis qu'Amega avait vidé l'Ahial de son eau. Malgré l'obscurité, Nienor ne put manquer de constater l'état de délabrement dans lequel se trouvait les défenses. C'était un château qui datait de l'épqoue de la grandeur de l'empire et le temps avait fait son effet. Il ne faudrait pas compter sur le petite garnison qui restait pour retenir longtemps les daïms. Il présenta ses lettres signées par le roi au commandant de la garnison. Dès que son authorité fut reconnue, il demanda qu'une garde soit installée au sommet de la tour, puis qu'on lui apporte les plans des pièges et finalement que le reste de la garnison l'aide à préparer les défenses.

 

Alors que l'armée nyade quittait le campement d'Elion, Nienor descendait à la lueur des torches l'étroit passage naturel qui joignait la plaine de l'Ahial aux Monts Rouges. Si la plupart du temps il y avait de la place pour que deux ou trois personnes marchent de front, à certains endroits des éboulements rendaient le chemin facilement défendable par un soldat seul. Le nyade demanda que des arcs, flèches, épées, boucliers et lances soient laissées là pour lui permettre de remplacer ses armes qui ne manqueraient pas de se briser lors du long combat qui l'attendait. Il y avait deux ponts suspendus indiqués sur les plans des pièges que Nienor déchiffrait tant bien que mal, tant l'usure avait posé sa marque dessus. Le deuxième de ces ponts n'était plus, tombé dans le vide qu'il était censé surplomber par manque d'entretien. Nienor fit alors demi-tour et commença à recenser les pièges qui fonctionnaient encore. Une baliste fut armée d'un immense pieu et les cordages qui maintenaient le premier pont furent habilement noués afin qu'un coup d'épée fasse s'écrouler tout l'édifice. Mais surtout Nienor tomba en extase devant trois énormes boules rocheuses, ingénieusement placées afin de rouler sur le chemin en écrasant tout sur son passage.

 

L'Aube était encore à plus de vingt degrés solaires lorsque les préparatifs furent terminés. Nienor renvoya la garnison à la forteresse. Ses derniers ordres étaient de sonner la cloche d'alarme dès que l'armée adverse serait en vue puis d'abandonner le château et d'aller prévenir le roi Moud de ce qui se tramait ici. Puis il descendit tranquillement jusqu’à l’endroit où aurait dû se trouver le deuxième pont et se coucha. Avant de s'endormir, il perçut dans le lointain les cliquetis d'armes qui trahissaient une armée en approche. Lorsque le cloche de la forteresse sonna, les cheveux dorés de l'aube pointaient à peine à l'est. Nienor se leva, reposé et confiant en ses qualités pour repousser l'assaut. Il jeta un œil en contrebas et blêmi. Il y avait là, amassés dans la plaine, une quantité inimaginable de soldats. Les daïms étaient reconnaissables à leur bouclier rouge rectangulaire, mais il y avait aussi des grands hommes blonds armés de haches, des chevaliers cuirassés, des chasseurs armés de d'arcs et de courtes lances et une dizaine d'autres peuples. Amega avait rallié à lui près d'un million de soldats. Et ils avaient déjà commencé l’ascension.

 

Nienor mangea tranquillement en regardant la colonne de soldats monter. Ils portaient des cottes de mailles et sur leur bouclier était peint un arbre vert sur fond bleu. Ils portaient un assemblage de planches de bois épaisses. De toute évidence pour remplacer le pont tombé. Lorsqu’ils furent arrivés devant le précipice, le pont de remplacement fut posé au sol. Le bord avant du pont fut calé et, à l’aide de perches, le pont fut mis à la verticale. Puis les soldats agrippèrent des cordages et le pont se mit à descendre, tel un pont levis. Nienor sortit de l’abri derrière lequel il s’était caché. D’une vingtaine de flèches, il provoqua un tel chaos dans la colonne adverse que les soldats lâchèrent les cordages. Le pont chuta lourdement et sous le choc, l’assemblage de planches craqua mais l’édifice tint bon. Les soldats chargèrent Nienor qui se précipita vers le premier éboulement. Il s’arma d’une épée longue et d’une courte dague et fit face à la charge.

 

L’étroitesse du chemin forçait ses adversaires à l’affronter un par un. Dans cette configuration, l’agilité du nyade lui octroyait un avantage décisif. Pendant qu’il tuait l’un après l’autre les ennemis qui se proposaient devant lui, il vit un archer bander son arc. La flèche s'envola. Nienor ouvrit sa défense et laisse l’ennemi s'engouffrer dedans. Il para et planta sa dague dans la gorge offerte, recula d'un pas, attrapa la flèche qui lui tombait dessus et plongea sur le soldat suivant. Il jeta la flèche pour le déstabiliser et le pourfendit de son épée puis jeta le corps inerte sur celui qui arrivait derrièe. Il recula de deux pas, récupéra sa dague et se réfugia derrière l'éboulement. Il faucha un nouvel ennemi qui ne s'attendait pas à le trouver là puis plongea à nouveau dans la mélée.

 

Nienor continua à se battre ainsi toute la matinée. Il dut reculer deux fois, passant d’un éboulement à un autre, pour changer d’arme. Mais il ne s’épuisait pas et les pauvres soldats envoyés en première ligne par Amega ne pouvaient rien contre lui. Lors d’une de ses retraites, le nyade libéra un des énormes rochers. La boule de pierre roula sur les malheureux soldats jusqu’à atteindre l’un des coudes du chemin et s’y trouva bloquée, empêchant l’ascension. Nienor profita de ce répit pour manger et dormir un peu. Il se réveilla lorsque les soldats d’Amega délogèrent avec fracas la boule de pierre. Cette fois-ci, Amega avait envoyé les daïms. Nienor sourit, le vrai combat pouvait commencer.

 

Toute l’après-midi et le début de soirée, le nyade combattit. Le pieu envoyé par la baliste lui donna un peu de répit. La deuxième boule fut bloquée par un éboulement avant de pouvoir se lancer, n’offrant à Nienor qu’une courte pause. Il était juste avant mi-nuit lorsqu’il atteint le premier des ponts suspendus. Il repoussa le daïm qui lui faisait face pour se donner le temps de couper le cordage qui retenait le pont, mais un autre guerrier jeta sa lance sur Nienor l’obligeant à reculer. Il chargea pour se donner une nouvelle chance de faire tomber le pont mais les daïms avaient compris et contrèrent son attaque forçant le nyade à se replier. Il se rendit compte en reculant qu’il avait reçu sa première blessure : une longue estafilade sur sa jambe gauche. Les daïms continuèrent à charger toute la nuit. L’aube arrivant vit Nienor repoussé presque au bout du chemin. Il était désormais couvert de plaies et ne repoussait qu’avec grande difficulté les assauts de troupes toujours fraiches. La Soleil ne lui apporta aucun réconfort et, brûlant ses dernières réserves d’énergie, il courut jusqu’au dernier piège, prit l’arc qui l’attendait là, vida le carquois sur ses poursuivants et, reprenant son épée, coupa la corde du dernier piège.

 

Nienor regardait rouler la pierre. Elle écrasait tout sur son passage en dévalant lourdement le chemin dans la falaise et les daïms étaient de nouveau repoussés. Tout à coup un voile tomba sur son regard et il sentit ses jambes s’effacer sous lui. Le grand Nienor avait tenu un jour et une nuit. Il tomba à genoux et senti sa tête tourner violemment. Se servant de son épée comme d’un bâton de marche il réussit à tituber jusqu’à la paroi pour s’adosser. Il s’assit et enleva son casque pour sentir le petit vent du matin sur son front transpirant. Son visage avait fortement pâli et ses yeux se troublaient de plus en plus. Il laissa sa tête partir en arrière. Il était tellement fatigué qu’il s’endormit presqu’immédiatement. La pierre fut éjectée du chemin par un éboulement et l’armée ennemie reprit encore une fois son ascension. Le premier daïm à atteindre Nienor s’approcha avec méfiance, caché derrière son grand bouclier rectangulaire. Il ramassa une petite pierre au sol et, gardant une distance raisonnable, la jeta sur le nyade. Nienor grogna et ouvrit difficilement les yeux. Il regarda tranquillement le daïm sortir sa courte épée de son fourreau et s’approcher de lui. Le guerrier ennemi leva sa lame au-dessus de Nienor. Il se tourna vers ses compagnons d’armes derrière lui et émit grondement sourd. Le grondement fut repris par les autres daïms. Chacun de ces guerriers cherchant à rejoindre la note initiale. Le grondement prit de l’amplitude et de poitrine en poitrine, il dévala la pente. Soudain Nienor put entendre le grondement exploser dans la poitrine des milliers de milliers de soldats qui attendaient dans la plaine. Chaque daïm de l’armée ennemie était maintenant en résonance avec ce grondement sourd qui semblait sortir directement de leur cœur. Le premier daïm baissa lentement son bras et arrêta sa mélopée. Une par une, les voix s'éteignirent. Jusqu’au silence le plus total. Le daïm se tourna vers Nienor et le regarda longuement, profondément. Comme pour inscrire chacun de ses traits dans sa mémoire. Puis il tourna les talons et, suivi de ses frères d’armes, s’en retourna dans la plaine. L’épuisement vainquit Nienor à nouveau.

 

Il fut réveillé par des cliquetis de métal tapant sur la roche. Quelqu’un montait. La silhouette qui arrivait était légèrement armée. Une cuirasse protégeait son torse et de fines plaques étaient ajustées sur les bras et les jambes. L’armure était intégralement noire et d’apparence très simple, sans gravures, si ce n’est que la Soleil faisait miroiter une image quand elle se reflétait. Comme si l’armure avait été polie avec précision selon un dessin macabre. Les vêtements sous l’armure étaient noirs eux aussi et filés d’argent. A ses côtés pendaient une gourde et le fourreau d’un poignard, tous deux en cuir et usés par des années innombrables. Dans sa vie de nyade, il ne semblait pas à Nienor qu’il n’eut jamais vu quoi que ce soit d’aussi ancien. Dans les mains de la créature, il y avait une longue lance qu’elle tenait alternativement à bout de bras et sur son épaule. La simplicité apparente de cette mise détournait tous les regards vers le casque qui était extrêmement travaillé. Il était couleur d’argent, figurant un crâne humain étincelant et sur le visage, comme un masque, le casque avait été formé pour figurer un homme aux yeux révulsés et à la bouche tordue, soumis à une souffrance éternelle qui lui déformait le visage. Nienor reconnut vaguement dans cette image les traits torturés de Valardil dans sa gangue de cristal. Mais cette information fut reléguée au second plan de sa conscience quand il réalisa que la créature qui montait vers lui était Amega en personne

 

L’Ennemi s'arrêta à quelques pas de lui, s’agenouilla et inclina la tête pour saluer celui qui avait si vaillamment combattu ses armées. Puis il prit son casque dans ses mains et le souleva, passa la main dans ses courts cheveux blonds pour en aplatir les mèches et tourna enfin son visage vers Nienor. Son visage était parfait. D’une perfection telle que sa beauté semblait irradier et réchauffer le corps endolori du nyade. Baignant ainsi dans la douce chaleur émanant de son ennemi, Nienor sentit sa douleur le quitter. Le Père de Tout tendit la main vers Nienor et lui caressa légèrement la joue. Puis il prit le menton du nyade entre ses doigts et inspecta le visage maculé de sang et de terre du guerrier. Il prit un morceau de tissu noir dans un pli de sa tunique, l’humidifia avec l’eau de sa gourde et délicatement se mit à nettoyer le visage du vaincu. En faisant cela, Amega se mit à fredonner une comptine et prit par l’instant, Nienor y ajouta sa voix. Amega remit un peu d’eau sur son tissu et, s'arrêtant de fredonner, il contempla le visage de son adversaire :

- Heureuse rencontre, dit-il.

Voyant que le nyade ne lui répondait pas il entreprit de lui nettoyer le front.

- Je t’imaginais plus grand. Plus imposant plutôt... Presque surnaturel. Avec toutes les histoires que j’ai entendues depuis hier, tu comprends... mon imagination...

Il s’arrêtait entre chaque phrase, espérant que Nienor lui réponde.

- Plus bavard en tous cas. Il parait que tu n'arrêtais pas de parler.

- Je dois être arrivé au bout de mes paroles comme de mes forces.

La voix du nyade était cassée par la fatigue et rendue rauque par l’assèchement de sa gorge. Amega débouchonna à nouveau sa gourde et fit couler un filet d’eau dans la bouche du nyade avant d’y boire quelques petites gorgées lui-même.

- Mes soldats ne veulent pas te tuer. Ils souhaitent honorer le guerrier solitaire qui a su retarder ainsi une armée entière des leurs. Ce soir, lors du festin, ils déclameront les noms de leurs héros et le tien viendra s’ajouter à la longue liste des légendes des daïms. Ils ont pris conscience de ton courage et ils espèrent qu’en chantant tes louanges, les dieux de la guerre leur souriront.

Il sourit brièvement, presque mélancoliquement.

- Les dieux ! soupira-t-il. J’ai toujours eu le plus grand respect pour les gens comme toi. J’admire tous ceux qui ne croient pas en la défaite. J’ai trop perdu moi-même pour ne pas craindre de perdre encore plus. Je sais que je ne pourrai jamais me battre comme toi, jusqu’au bout. J’envie cela chez toi.

Et tandis qu’Amega finissait de nettoyer son visage des traces du combat, Nienor ne put s'empêcher de sourire une nouvelle fois.

 - Allons debout, fit Amega en soulevant le nyade. Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser, pour l’éternité, piteusement assis sur ce rocher. Ce n’est pas digne d’un guerrier comme toi.

D’une poigne de fer, Amega souleva Nienor et le fit tenir tant bien que mal sur ses jambes. Et il dit en montrant la plaine immense qui s’étalait en contrebas :

- Regarde mon armée. Tu pensais vraiment pouvoir me vaincre tout seul ?

Nienor baissa les yeux et il vit que la plaine s’était comme transformée en une mer. Un flux et reflux grouillant de soldats. Il percevait le bruit que faisait cette multitude, un grondement sourd et constant que les éclats d’une trompe ou d’un cor venaient déchirer par instant. Une immensité terrible à contempler s’étalait sous ses yeux.

- Me crois-tu aussi arrogant ? demanda Nienor.

- Oui, bien sûr. Quelqu’un qui vient défier seul une armée entière ne peut être qu’empli d’une immense arrogance. Amega riva ses yeux dans ceux du nyade, puis il se mit à sourire. J’aurais préféré nettoyer aussi cette tunique que tu portes, mais je dois me presser car j’imagine que tu as gagné tout ce temps pour que tes alliés aient le temps de se préparer à mon attaque.

Il épousseta la tunique du vaincu.

- Mais je me dois d’honorer tes actes héroïques à leur juste valeur, de prendre le temps de montrer à tous l’attention que je porte à ceux qui s’élèvent contre moi.

Il souleva alors Nienor à bout de bras, ses yeux se mirent à briller et il se mit à gronder.

- Meurs Nienor, meurs comme Valardil avant toi et ne reviens jamais.

 

Et l’innommable réalité s’abattit soudain sur le nyade. Il allait finir cristallisé comme Valardil et ne pourrait jamais être ramené à la vie. Il n’avait encore jamais envisagé qu’il pouvait y avoir une fin. Il ne savait pas comment appréhender cette information. Il n’en eut de toute façon pas le temps. Amega posa sa main sur le cœur du nyade. Nienor sentit une brulure profonde lui transpercer la poitrine et une énorme pression s’abattre tout autour de lui. Puis ce fut comme si sa chair se transformait en cristal et que ce cristal cherchait à sortir de lui, à grandir au-delà de lui. Il tendit vainement ses bras et agrippa le bras qui le tenait pour chercher à se défaire de l’étreinte de l’ennemi mais il était bien trop faible. Amega, la bouche serrée, le regardait dans les yeux. Nienor affronta ce regard, fouilla au fond de l’âme du Père de Tout. Il n’y trouva que la colère, le chagrin et la détermination de ceux qui ont trop perdu et qui ne veulent plus que se battre pour oublier. Le cristal s’était maintenant emparé de tout son corps. Nienor pouvait sentir son cou se raidir. Le cristal continua à grimper le long de sa nuque puis s’attaqua aux joues. Tout le corps du nyade le brûlait et tous ses membres semblaient se tordre, se casser en des angles impossibles. Il sentit ses jointures exploser sous les terribles pressions que le cristal créait à l’intérieur même de son corps. De désespoir Nienor poussa son dernier cri tandis que le cristal figeait à jamais son visage en un masque de douleur.

 

Amega ramassa la lame de son ennemi vaincu et la plaça entre ses deux mains qui étaient encore tendues. Il façonna le cristal pour coller l’arme et c’était comme si Nienor tenait son épée, lame vers le bas, et faisait sentinelle sur le chemin qui menait à Rakad Vor. Amega recula un peu pour admirer sa création, puis d’un revers de main, il aplanit la paroi derrière la statue et clama :

- A Nienor, grand parmi les grands, sage parmi les sages. Qu’il puisse garder l’entrée de l’Ahial jusqu’à la fin des temps.

Et ses mots se gravèrent en lettres de feu et de sang dans la roche.

Puis Amega se tourna vers la plaine en contrebas sur laquelle s’étendait son immense armée et il cria “Prothos” d’une voix qui fit trembler les falaises alentour. Les innombrables légions se mirent en branle, les daïms s’avancèrent et un par un se mirent à grimper le chemin que Nienor avait si vaillamment défendu. Et Amega vit que cela était bien. Et il sourit.

Sihata marchait entre les cadavres. Elle posait son pied délicatement afin de ne pas perturber les corps sans vie. La terre avait déjà absorbé le sang des morts. C’était l’aube de la deuxième journée depuis la bataille contre l’armée d’Argawen. La veille elle avait parlé avec Belhalid et elle avait appris que Mohad avait disparu depuis la bataille mais l’Amharis était trop sollicité pour chercher le corps lui-même. Elle avait donc décidé de s’en occuper. Elle se trouvait à l’endroit où la bataille avait été la plus féroce : au centre de la ligne dorinienne, là où la garde d’élite et la cavalerie d’Argawen avaient chargé et elle regardait les visages des soldats tombés. Elle se baissa pour déplacer un bras qui cachait un visage puis reposa le bras en travers du torse du soldat, par respect. En se relevant, elle aperçut Liath accroupie à côté d’un dorinien mort. La sombre nyade avait posé sa main sur le front du soldat et chantonnait. Sihata s’approcha et se joignit au rituel.

C’était une chanson d’accompagnement, un rituel ancien datant de l’époque où les hommes et les nyades étaient alliés contre un ennemi commun. Les nyades pouvant être rappelés après leur mort, ils étaient désemparés face à l’irrévocabilité de la mort des humains. Le guerrier Filias avait composé ce chant en l’honneur des sept humains tombés pour défendre le pont menant à Orlac, sauvant ainsi toute sa famille. C’était la première fois que ce chant était entendu depuis les massacres et dans ce chant, Liath versa toute sa colère et Sihata l’enroba dans sa douceur.

Les deux nyades commencèrent alors à s’occuper ainsi de chaque corps. La lumineuse princesse et sa sombre compagne déplaçaient les corps, leur redonnait la dignité due aux morts et chantaient pour leur repos éternel. Argaweniens et doriniens se retrouvaient côte-à-côte pour leur dernier voyage. D’autres se joignirent à elles et humains et nyades communièrent dans le respect dû aux morts pour la première fois depuis la grande trahison.

Alors qu’elle s’approchait d’un nouveau corps, la princesse entendit qu’on l’appelait. Elle se leva et aperçut une estafette, debout sur ses étriers, qui hurlait son nom. Elle laissa à Liath le soin de continuer les cérémonies en lui demandant de garder un œil ouvert pour Mohad puis elle se dirigea vers le cavalier qui la cherchait. En descendant de son cheval, l’homme lui expliqua qu’elle était attendue à la forteresse. Sihata prit la monture qui lui était offerte et la lança au triple galop. Les paillettes dorées dans ses yeux bruns étincelèrent ; il ne pouvait y avoir qu’une seule raison pour que la reine Lilandel demande sa présence : ils avaient enfin reçu des nouvelles de Nienor.

Elle entra dans la tente royale du campement de Dorina et se rendit compte après deux pas qu’elle n’avait pas été annoncée comme l’exigeait certainement le protocole. Mais avant qu’elle ne puisse se sentir embarrassée par ce manquement, le roi Moud l’invitait à se joindre aux participants. Il y avait là, rassemblés autour d’une carte de Dorina posée sur une table, en plus du roi, tous les généraux de Dorina ainsi que le commandant Belhalid, la reine Lilandel, le conseiller Medjin et son frère, ministre des armées. Ce dernier, sur un geste du roi, fit entrer un soldat couvert de poussière et manifestement éreinté. D’une voix faible mais assurée, il transmit son rapport.

« Messeigneurs, je suis le commandant de la forteresse du sud. Trois jours avant aujourd’hui un homme nommé Nienor, portant des lettres scellées par le cachet royal, est arrivé à la forteresse. Il a ordonné que les défenses du chemin venant de la plaine de l’Ahial soit remises en état et que la garnison se prépare à quitter la forteresse. A l’aube, une armée ennemie innombrable est apparue dans la plaine de l’Ahial. Nienor est resté seul pour défendre le chemin. Suivant les ordres qui m’ont été donnés, nous avons abandonné la forteresse et sommes venu ici vous remettre ce message. J’ai de plus pris la décision de laisser des sentinelles à cheval pour nous avertir de la progression de l’armée ennemie. »

Se rappelant les craintes de Nienor, Sihata fut la première à poser une question.

« Est-ce que l’armée est équipée de boucliers rectangulaires ?

- L’armée ennemie est composée de toute sortes de peuples madame. Mais il m’a semblé que la majeure partie est équipée ainsi que vous le décrivez. »

Le regard de la princesse croisa celui de sa mère qui confirma son appréhension du regard.

« Ainsi, dit Sihata, Nienor avait raison. Les daïms sont de nouveau sur le pied de guerre. »

Il aurait pu y avoir de l’incrédulité de la part des doriniens à l’idée que les soldats légendaires d’Amega soient soudainement de retour. Mais ceux qu’ils appelaient elfes venaient aussi de réapparaitre.

 

Sous le toit de toile, un silence presque mystique suivi la déclaration de la princesse nyade. Gênés, les doriniens se regardaient les uns les autres, n’osant tourner leurs yeux vers leur roi ou vers les deux êtres surréels qu’étaient Sihata et Lilandel. La reine prit une inspiration et aussitôt devint le centre d’attention. Elle allait parler. Celle qui avait déjà combattu les daïms et qui les avait vaincus allait leur dire quoi faire.

« Notre seul moyen de vaincre est de nous unir. Pas seulement doriniens et nyades. Nous devons reconstruire l’ancienne alliance. Cela commence ici. Doriniens, vous devez pardonner aux Argaweniens et proposer à Ar-Gareth de se joindre à nous. Puis nous devrons voyager à Zadhras et Senavale pour demander leur aide aux Telches et aux valiens. »

Cela faisait des siècles que Lilandel n’avait pas ressenti une telle assurance. Mais en ce jour, son corps et sa voix débordaient de certitudes. Pas une personne présente sous la tente ne pensa à la contredire. Tel était le pouvoir de commandement de la plus grande reine des nyades.

 

Elle envoya une estafette chercher le roi d’Argawen qui était retenu prisonnier dans une tour de la forteresse depuis la fin de la bataille. Lorsqu’il revint, le soldat poussa devant lui son prisonnier. En reprenant son équilibre, le jeune roi d’Argawen remit en place la longue mèche blonde qui couvrait ses yeux. Malgré son allure frêle et sa petite taille, son regard d’un bleu profond envoya un défi à tous ceux qui l’attendaient. Les affaires des hommes étant les affaires des hommes, Lilandel laissa le roi de Dorina prendre les choses en main. Le premier acte du roi Moud fut de faire assoir Ar-Gareth. Mais plutôt que d’en profiter pour le dominer physiquement, le roi Moud s’assit tranquillement en face, obligeant ses généraux à s’assoir à leur tour. Le jeune roi d’Argawen se tenait le dos bien droit et le menton haut. De son côté, le roi Moud avait ses coudes sur ses genoux et les mains jointes. Et surtout, il ne disait rien. Il gardait son regard fixé sur ses mains jointes tandis que le jeune roi s’impatientait visiblement.

 

« Bien… J’espère que vous avez été traité ainsi que votre rang le demande. » Le jeune roi répondit à cette ouverture d’un regard hautain. Le roi Moud voulut changer de position, il s’adossa d’abord, croisa les bras, puis lissa sa moustache avant de se redresser. « Dorina ne souhaite pas la guerre. Mon peuple et moi souhaitons négocier une paix juste, pour nos deux pays. » Mais l’Argawenien restait silencieux. « Nous savons qu’une armée vient nous attaquer par le sud. Vous pensez probablement qu’elle vient pour vous libérer, mais les daïms n’obéissent qu’à une seule volonté et cette volonté a juré d’anéantir toute vie sur ce continent. Jofur, ou Amega comme vous l’appelez, ne sera pas votre libérateur, il sera notre perte à tous. » Le roi Moud n’arrivait toujours pas à inciter le moindre intérêt de la part du roi d’Argawen. Un bref instant il tourna la tête vers Lilandel. Aussitôt la voix sèche d’Ar-Gareth trancha le silence. « Vous cherchez du réconfort dans les yeux de vos maitres Moud. Amega est venu pour finir ce que nous avons commencé il y a tant d’années : éliminer tous les mange-feuilles et les mange-pierres. Amega est venu nous libérer de leur influence néfaste. Vous me proposez une paix juste, voici mon offre. Que Dorina se joigne à Argawen et nous nous libérerons ensemble des griffes de nos maîtres. Mais il ne peut y avoir de paix entre Argawen et les elfes. » Et l’Argawenien de lancer un regard de défi à Lilandel, sa haine et sa peur s’unissant pour lui donner le courage de tenir tête à ses ennemis. La reine sourit en retour et Sihata crut percevoir dans ce sourire un petit côté narquois qui lui était bien familier. Quant aux généraux doriniens, y compris Belhalid, ils ne goûtaient pas particulièrement l’arrogance du roi d’Argawen. Le roi Moud tenta de reprendre le contrôle de la situation en essayant de convaincre son homologue de la menace que représentait Amega et ses daïms, mais Ar-Gareth ne l’écoutait plus.

 

Lilandel ne savait que faire. Elle savait que les dissensions entre anthron dont elle était le témoin trouvaient leur source dans l’ingérence passée des nyades. Encore une fois, Amega jouait sur les peurs des anthrons pour mieux les diviser. Mais comment mettre fin à la discorde sans intervenir directement. Elle chercha des yeux Belhalid. Il était affalé sur sa chaise, désespéré. Il comprenait les enjeux, mais n’était pas encore prêt à s’interposer entre deux rois. C’est alors que Sihata se pencha vers Lilandel. « Ar-Gareth a plus confiance en Amega qu’en nous. Mais notre escarmouche le long du Sareth et notre visite à Wenheim m’ont appris que les soldats ne sont pas tous du même avis. Les nyades sont éternellement fidèles à leurs chefs, mais les anthrons ont leur volonté propre. » La reine se leva et de sa voix posée, elle prit la parole. « Nous n’arriverons pas à convaincre Ar-Gareth du bien fondé de notre cause. Mais ce n’est pas lui qui nous fera gagner la guerre. Ce sont les soldats d’Argawen que nous devons convaincre. Que chaque dorinien convainque un de ses frères d’Argawen à rejoindre notre cause et notre armée sera deux fois plus forte lorsqu’elle affrontera Amega. Que les doriniens et les argaweniens résolvent leurs différends entre eux, que chaque soldat choisisse s’il veut se battre ou pas. Les nyades n’interviendront plus dans cette dispute. »

Le roi Moud fit un signe de la main et les gardes firent sortir Ar-Gareth de la tente.

« Je suppose que vous ne reviendrez pas sur votre décision ? demanda le roi à Lilandel.

- Il sera déjà suffisamment compliqué pour vous de gagner la confiance des argaweniens. Ce sera encore pire si nous restons ici. Cela pourrait donner l’impression que nous continuons de surveiller vos activités. Les nyades retourneront à Edhelin. J’irais à Senavale, m’entretenir avec leur nouveau maître. Qui enverrez-vous avec moi pour parler en votre nom ?

- Medjin sera mon représentant, comme il l’a été auprès de vous. »

Lilandel sourit en direction de l’ambassadeur royal.

« Je serais ravie de vous avoir avec moi. Nous aurons aussi besoin d’un représentant d’Argawen si nous le pouvons. Nous partirons ce soir, en espérant que nous puissions convaincre Ar-Gareth ou l’un de ses généraux d’ici-là. Je compte sur vous Moud, il est impératif que les argaweniens et les doriniens soient unifiés. » Le roi de Dorina acquiesca. « Liath ira à Zadhras pour demander l’aide des telches… 

- Ne devrions-nous pas envoyer un ambassadeur dorinien et argawenien aussi ? »

La reine sourit à cette évocation.

« Les telches viendront pour se battre contre Amega une nouvelle fois. Mais si les argaweniens se méfient de nous, les telches se méfient des humains encore plus. Ils suivront les nyades mais il faudra bien des cycles pour réparer la relation entre telches et anthron. »

Sihata leva la main et d’un sourire Lilandel l’invita à parler.

« J’irais avec Liath à Zadhras…

- J’espérais que tu acceptes de me représenter auprès du roi Moud, reprit Lilandel.

- Nienor m’a dit qu’il y a certainement une armée ennemie dans les monts noirs. Liath aura besoin d’aide si c’est le cas.

- Deux contre une armée ! s’exclama le roi Moud.

- Nous passerons par Wenheim. Enda acceptera de se joindre à nous, répondit Sihata au roi. Nous avons vécu quelques aventures ensemble déjà. Nous passerons. Puis, se retournant vers Lilandel. Tu sais comme moi que Nienor n’a pas pu survivre. Tu ne veux quand même pas que ce soit Liath qui annonce à Elina que son père est passé de l’autre côté.

- Tu as raison, dit la reine. Il ne sera pas trop de vous trois pour annoncer à Elina qu’elle va devoir demander à sa mère de l’aider à le rappeler. 

- Qui restera pour représenter vos intérêts ? s’enquit le roi de Dorina.»

Lilandel s’arrêta un instant avant de répondre.

« Personne, nous faisons confiance au peuple dorinien et suivrons les recommandations de ses représentants. »

 

A peine un degré solaire plus tard, après avoir organisé ce qui pouvait l’être, tout le monde sortit de la tente. Liath attendait dehors, le visage encore plus fermé que d’habitude. Elle tenait dans ses bras le grand bouclier en bois de Mohad. Celui sur lequel il avait dessiné sa ferme, comme un écusson. En la voyant, Sihata et Belhalid comprirent immédiatement que le grand guerrier avait été retrouvé, mort. L’Amharis prit le bouclier et passa la sangle par-dessus sa tête. Désormais, il garderait le bouclier de son ami avec lui, comme un talisman. Sihata avait jeté un regard désolé à Belhalid. Liath et elle devaient être à Wenheim le plus tôt possible. Elles n’avaient pas le temps de rendre hommage au sacrifice de Mohad. L’Amharis remercia la sombre nyade. Liath, les lèvres pincées, ne pouvait qu’hocher vaguement de la tête. Dès que les chevaux arrivèrent, les deux eterias sautèrent en selle et, après une dernière salve d’aurevoirs, s’élancèrent à bonne allure vers le nord. Lilandel salua à son tour les doriniens et retourna au campement des nyades où l’attendait le fidèle Nuiland. Le roi Moud s’approcha du commandant resté seul avec les souvenirs de son ami qui pesaient plus lourd que le bouclier sur son épaule. D’un mouvement doux il fit sortir le commandant de sa torpeur. Les deux doriniens se dirigèrent vers la grande forteresse nichée au creux du Mutahuatek.

Les soldats discutaient entre eux. Peu avaient été tués, mais chaque compagnie de soldats avait connu des pertes et la seule façon d’exorciser le souvenir de la bataille était de le transformer. Certains mettaient leurs souvenirs en chansons, d’autres se glorifiaient de leurs exploits. Tous en faisaient des cauchemars. Beaucoup se muraient dans le déni, la plupart s’émerveillaient surtout d’être encore vivants et de la chance qu’ils avaient d’être toujours indemnes. Alors ils aidaient ceux qui étaient moins fortunés. Cette entraide créait des liens très forts. Lors du prochain combat, ces liens souderaient les soldats entre eux. Ainsi se forgeaient les armées.

 

Un bruissement parcourut tous ces soldats. On entendait par endroits des hommes chuchoter à leur voisin : « J’étais à côté de lui quand l’infanterie lourde a chargé » ou encore « il parait qu’il a été blessé trois fois, mais il s’est relevé, plus fort à chaque fois ». Belhalid traversait le campement et là où il passait les soldats se tournait pour le voir. De l’admiration brillait dans chacun de leurs regards. Il était celui qui avait forgé l’alliance avec les elfes. Il était celui qui, alors que Dorina était au bord du précipice, s’était élevé contre les maudits argaweniens, avait soutenu l’assaut de l’élite ennemie et avait remporté la victoire. Le roi Moud, qui marchait avec Belhalid, sourit. Le plan de Nienor avait porté ses fruits : l’amharis avait gagné le respect de l’armée. Il était temps de l’élever au rang de général.

 

Arrivé à la forteresse Haris el Moseda, le souverain de Dorina convoqua ses commandants et leur fit part de la décision qu’il avait prise. Tant était le respect que Belhalid avait gagné ces derniers jours, qu’aucun des militaires présents ne s’y opposa. On se mit d’accord pour organiser une cérémonie le soir même. Cela permettrait de renforcer le lien spécial entre Belhalid et les soldats et ce serait aussi l’occasion pour les troupes d‘avoir un évènement à fêter. Le ministre des armées, qui allait être remplacé par le nouveau général au sommet de la hiérarchie militaire, s’employa avec ferveur à l’organisation de cette nomination. Il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour réaliser que ses piètres compétences militaires lui vaudraient plus de malheurs que de gloire en ces jours périlleux. Et le peu de temps qu’il avait passé en compagnie de Belhalid lui avait suffi pour respecter aussi bien l’homme que le meneur d’hommes et le stratège.

 

Le futur général fut mis au courant de son imminente promotion très rapidement. Mais il n’eut pas le temps de s’y attarder. Il devait s’atteler immédiatement à la tâche que lui avait laissée Lilandel : convaincre les argaweniens de renier leur roi et de se joindre aux doriniens et aux nyades, deux de leurs ennemis ancestraux, dans la grande bataille contre un ennemi mythique. La solution proposée par les nyades ne faisait qu’à moitié sens. Les argaweniens pouvaient effectivement être convaincus en dépit de la position de leur roi, mais qu’est-ce qui pourrait bien pousser les doriniens à être les agents de ce changement ? Comment faire comprendre à chaque soldat dorinien l’importance d’oublier les querelles séculaires ? Comment éviter que chacune de ces discussions se passe sans accroc et qu’aucun de ces accrocs ne dégénère ? Et tout ça en quoi ? Quatre, cinq jours au maximum. Cela paraissait impossible.

 

Mais s’il y avait bien deux choses que Belhalid avait apprises au contact de Nienor c’était qu’il devait avoir confiance en son instinct et que l’impossible ne se résolvait qu’un problème à la fois. Au sein de la garnison de l’Haris el Moseda, il sélectionna cent hommes. Des hommes tempérés, qui réfléchissaient avant d’agir, qui avaient été recommandés par leurs pairs comme étant des hommes fiables et diplomates. A ceux-là, Belhalid demanda d’aller au sein du camp d’Argawen et de répandre au maximum l’offre d’alliance. Puis il convoqua cent bonimenteurs, affabulateurs, hâbleurs et fanfarons. Leur mission serait de répandre parmi les argaweniens tous les mensonges, toutes les rumeurs qu’ils pourraient inventer sur la duplicité et la trahison du roi d’Argawen. Face aux inquiétudes, dissensions et aux peurs qui ne manqueraient pas de surgir rapidement, les argaweniens se tourneraient vers un homme providentiel. Belhalid allait leur donner un chef fort à suivre. La cérémonie du soir serait l’occasion de jouer sur les instincts les plus primaires d’une foule.

 

Lilandel était retournée auprès de son peuple. Après chaque bataille, les nyades se retrouvaient pour recenser ceux qui étaient passés de l’autre côté et commencer les préparatifs qui permettraient de les rappeler. Ceux qui étaient les plus proches des disparus se retrouvaient. Plus les souvenirs étaient forts et complets et plus le processus était aisé. Il n’était donc pas rare de voir jusqu’à quatre ou cinq nyades se regrouper en cercle. Ils passaient par une phase d’échange, pendant laquelle ils prenaient le temps de faire remonter au premier plan de leur esprit tout ce qui concernait les disparus. Régulièrement chaque groupe se donnait la main et projetait dans la terre tous les souvenirs accumulés, toujours au même endroit. Lorsqu’un groupe avait fini de réunir tous ses souvenirs, un frémissement parcourait la terre au centre du cercle et l’appelé était de retour parmi son peuple. Les nyades rappelés n’étaient jamais complètement identiques à ceux qui étaient partis de l’autre côté. Il y avait toujours une petite part secrète qui échappait à tous. Mais la joie de retrouver un être cher effaçait les différences. Chaque retour était fêté dignement. Sur les trois cents cinquante et un nyades tués, trois cents quarante-six avaient déjà été rappelés, quatre étaient toujours en attente. Un nyade, arrivé récemment à Edhelin, n’avait qu’une seule proche présente à la bataille, sa compagne. Pas assez pour compléter le rituel.

 

Lilandel s’approcha de cette dernière, une nyade à l’apparence âgée mais dont les ridules aux bords des yeux indiquaient une nature joyeuse. La compagne expliqua leur vie nomade, arpenteurs du monde, amoureux de la découverte des autres. Ils ne s’arrêtaient jamais moins de cent ou deux cents ans à un endroit, le temps d’absorber au mieux l’esprit du lieu et la nature de ses habitants. Cela faisait cinquante ans qu’ils s’étaient établis à Edhelin. Ils n’avaient jamais imaginé prendre les armes un jour mais ils avaient été présents lors du discours de Lilandel et ils n’avaient même pas eu besoin de se concerter. Avant Edhelin ils avaient vécu dans un petit village nyade qui survivait au fond d’une forêt accrochée aux contreforts des Qhadims. Il y avait là une vingtaine de nyades qui vivaient à l’écart de tous. Ils savaient, sans même se regarder, qu’ils ne pouvaient accepter de livrer ce petit village, et tous les autres qu’ils avaient visité durant leurs siècles de nomadisme, disparaitre sous le fer des argaweniens ou d’Amega.

 

La compagne allait devoir retourner au nord, dans les grandes citadelles des nyades d’elfheim, pour retrouver les parents de son compagnon, mais elle attendrait la fin de la guerre. Le cœur de Lilandel se serra. La reine admira cette ancienne nyade, qui avait gardé son armure après le combat, « pour que ses épaules s’habituent au poids », lui avait-elle dit ; qui venait de perdre son compagnon mais qui avait fait le choix de se battre jusqu’au bout. La ferme conviction de cette ancienne nyade que le combat était plus important que la déchirure renforça Lilandel dans sa propre conviction. Il était temps pour elle d’oublier Valardil et de se projeter sur le futur de son peuple, pas sur sa gloire passée. Il était temps de refermer la déchirure qu’elle était seule à connaitre parmi les nyades. Aussi quand un messager dorinien l’invita à participer à la cérémonie élevant Belhalid au rang de général et chef des armées coalisées de Dorina, Edhelin et Argawen la reine sourit. Sa première pensée fut pour Nienor, le chef des eterias aurait apprécié le titre pompeux que Belhalid allait se donner. Sa deuxième fut pour Amega, cette fois-ci elle allait le détruire.

Il faisait nuit noire quand Belhalid arriva dans la petite salle de garde au-dessus de l’immense porte de la forteresse. Medjin et son frère discutaient en l’attendant tandis que Nuiland regardait par une des meurtrières. Ils se retournèrent vers le commandant. Medjin s’approcha de lui pour lui serrer la main, son frère l’examina de pied en cape et Nuiland se contenta de le gratifier d’un sourire fatigué.

 

Ces trois-là avaient passé la journée à imaginer la cérémonie puis à en organiser la logistique et la sécurité. Medjin avait craint que le représentant des nyades n’accepte pas la place qui avait été imaginée pour leur reine. Le vieux conseiller avait bien discuté un peu et modifié quelques détails, mais tous savaient qu’il ne s’agissait que de formalisme diplomatique. La révélation qu’Amega était de retour changeait la dynamique de la guerre et Nuiland en comprenait parfaitement les implications. Il ne s’agissait plus pour les nyades de s’allier en égaux avec les doriniens contre Argawen. Il ne s’agissait plus d’une guerre entre anthron dans laquelle les nyades pouvaient utiliser leur force pour regagner leur place. Il s’agissait désormais de la survie de tous. L’heure était à l’union derrière un chef, il n’y avait de place pour personne d’autre que Belhalid et la cérémonie devrait refléter cet esprit. De sa meurtrière, le vieux nyade avait regardé les doriniens, les argaweniens et les nyades arriver et un fol espoir grandissait en lui à mesure que la foule de soldats s’approchait.

 

Les rumeurs de l’héroïsme de Belhalid s’étaient diffusées autour de chaque feu de camp. Aussi quand les estafettes passèrent pour inviter tous les soldats à assister à la cérémonie qui élèverait le nouveau héros au rang de général, tout le monde voulait y être. Nuiland devait le reconnaitre, même si c’était à contrecœur, Nienor avait bien choisi son champion. Le vieux nyade ne put s’empêcher de sourire en repensant au chef des eterias. Il allait être insupportablement arrogant quand il reviendrait, mais ses piques et son insouciance lui manquaient ce soir. Une vague de nostalgie l’assaillit. Il sourit à l’homme qui allait guider les armées alliées contre l’Ennemi et lui indiqua les marches qu’il restait à grimper pour accéder aux remparts. Alors que Belhalid traversait la petite salle, Nuiland réalisa que la nostalgie qui lui avait agrippé le cœur était partie bien vite. Bien plus que les vagues habituelles.

 

En arrivant sur les remparts, Belhalid trouva Lilandel et Moud en grande discussion. Le roi défendait âprement la qualité d’un cru de sa vallée natale et la reine insistait que la vallée d’à côté produisait un vin plus fin en raison de la différence d’ensoleillement. Ar-Gareth se tenait plus loin, la tête bien haute et le regard dans le vague. La présence du roi d’Argawen avait été longuement discutée. S’il était nécessaire de montrer aux soldats argaweniens qu’ils devaient rejoindre l’alliance, comment s’assurer que leur roi participe volontairement à cette cérémonie. Ce fut Medjin qui eut l’intuition de la solution. « J’ai souvent entendu Nienor dire que si nous ne pouvions pas empêcher la réaction de l’adversaire, il était alors nécessaire de la diriger pour l’utiliser à nos fins. Nous lui dirons qu’il doit participer sous peine d’être exécuté. Il acceptera, pensant pouvoir utiliser la cérémonie à ses fins. Si nous lui offrons une opportunité, il la prendra. A nous de créer les conditions qui retourneront son initiative contre lui. » Même absent, le chef des eterias continuait de marquer les évènements de son empreinte.

 

Cette nuit-là, celui qui n’était encore que commandant monta sur la scène. Sous lui, la plaine avait disparu sous le rassemblement des trois armées. Dans le noir il ne pouvait qu’apercevoir les premiers rangs. Mais le bruit des centaines de milliers de soldats qui discutaient, riaient et bougeaient sur place donnait une idée du monde qui était venu assister à la cérémonie. Sur ordre de Moud, les gardes allumèrent les feux qui avaient été préparés pour éclairer la scène. Et le silence se fit. Aux yeux des armées amassées au pied de la forteresse Belhalid, de dos mais reconnaissable à son armure de commandant, était agenouillé. Face à lui se trouvait Lilandel, reine des nyades, reconnaissable à sa robe blanche filée d’argent et à l’éclat de la pierre posée sur son front. A la droite de la reine se tenait le roi Moud, bâtisseur de la fortune de Dorina, une cape verte brodée d’or était son symbole. De l’autre côté, inflexible, Ar-Gareth avait ceint la lourde couronne d’Argawen, réminiscence de l’empire. Il y avait bien des gardes autour de lui, mais ils étaient soigneusement cachés aux yeux du public.

 

Moud s’avança et salua la foule. Les doriniens acclamèrent bruyamment et chaleureusement leur roi. D’un geste il commanda à Belhalid de se relever. Puis il fit signe à son ancien ministre des armées de s’avancer. Celui-ci sortit de l’ombre portant un lourd sceptre, symbole de sa charge. Il s’agenouilla devant son roi, lui offrant le sceptre. Moud le prit et l’offrit à Belhalid. Une clameur joyeuse monta du camp dorinien : leur héros était devenu leur général. Moud et son ministre s’écartèrent. Lilandel s’avança, Nuiland avec elle. Un silence émerveillé s’installa tandis qu’elle passait devant Belhalid. Une fois qu’elle fut devant le général nouvellement nommé, faisant face à la foule, elle tendit la main vers le vieux nyade. Celui-ci présenta à sa reine une longue épée que Lilandel brandit vers le ciel. Un bruissement parcourut l’armée nyade et, de proche en proche, l’information fut transmise à tous. C’était l’épée de Valardil, symbole héroïque de la guerre contre Amega. La reine attendit que le nom de Valardil soit dans toutes les oreilles. Elle se tourna vers Belhalid, fit un pas vers lui et s’agenouilla. Sans jamais s’incliner, elle coucha la lame sur ses deux paumes et la souleva au-dessus de sa tête pour l’offrir au général. A l’unisson de leur reine, les nyades s’agenouillèrent. Le bruit de vingt milles genoux touchant le sol claqua dans les oreilles des autres soldats. Un rugissement de plaisir salua la scène. Lilandel et Belhalid restaient immobiles en attendant que le silence revienne et Ar-Gareth se jeta sur cette opportunité qui avait été orchestrée par les organisateurs de la cérémonie.

 

Il plongea sur la poignée de l’épée qui semblait s’offrir à lui. Lilandel esquiva, se releva et tendit l’épée à Belhalid, poignée en avant. Ar-Gareth vit l’épée s’évaporer devant lui et tomba lourdement. Belhalid s’empara de la lame et la pointa sur le roi d’Argawen, étalé sur le sol. Lilandel et Nuiland reculèrent, s’effacèrent dans les ombres afin de ne laisser que Belhalid maitrisant Ar-Gareth en pleine lumière.

 

Toute la journée les espions doriniens avaient imprégné l’inconscient collectif argawenien de rumeurs et mensonges. Aussi quand leur roi se retrouva par terre, que le héros Belhalid pointa une lame elfique légendaire et que quelques espions bien placés hurlèrent à la traitrise d’Ar-Gareth, la foule bascula. D’une seule voix, doriniens et argaweniens acclamèrent le nouveau général.

 

Deux gardes s’emparèrent du roi tombé. En le relevant, la couronne d’Argawen chut. Ar-Gareth fut emmené alors que la foule redevenait silencieuse. Belhalid se pencha et, sans jamais toucher au cercle d’or, il posa à côté l’épée de Valardil et le sceptre de général, unifiant à nouveau les trois peuples. Il s’agenouilla devant les symboles de son autorité et la foule répandue devant lui lui hurla son admiration et son amour. Les torches furent couvertes, la lumière disparut et l’image resta gravée dans la tête de tous les soldats : Belhalid se mettait au service des trois peuples réunifiés.

 

« Belle cérémonie, Nienor aurait apprécié » dit Nuiland en souriant. Et Lilandel sourit en retour. Le vieux Nuiland devenait espiègle. Il rajeunissait et cela commençait à se voir. Dans ses manières, dans sa posture et sur son visage. Il avait perdu quelques rides déjà et il descendait allègrement les marches de la forteresse. Il se libérait du poids du passé. Et elle savait que la même transformation l’affectait. Après un si long chagrin, la sauvagerie de la guerre et l’espoir de la victoire lui avait fouetté les sangs. Et quoi de mieux qu’une petite joute diplomatique pour parachever cette renaissance. Elle envoya un messager au roi Moud, demandant à Medjin de rejoindre le camp nyade afin que l’ambassade pour Vale parte au plus vite. Nuiland resterait avec l’armée pour célébrer l’union nouvellement créée puis rejoindrait Edhelin pour y attendre les ordres de Belhalid.

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