Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

« Mmh-mmh… Très bien. »

Le type scrutait mon CV depuis deux minutes et il condescend enfin à lever les yeux vers moi pour me poser une question.

« Je vois que vous avez travaillé pendant quinze ans pour ‘ING’… »

Il laisse sa phrase en suspens. Apparemment je ne vaux même pas une question. Je me force à lui répondre calmement.

« Oui, ce fut une formidable opportunité pour moi, j’y ai énormément appris. J’ai pu diriger des équipes de vingt personnes sur des projets de deux ans. J’avais des budgets et des contraintes de temps à respecter et j’ai… »

Il me coupe.

« Mais ING, comme la banque ING Direct ? »

Apparemment la possibilité que j’ai pu faire partie d’une banque justifie qu’il me pose enfin une question directe.

« Non, c’est l’Institut National de Glaciologie. »

A partir de là, je sais exactement ce qu’il va se passer et le type ne déroge pas à la règle. Il a un petit sourire cruel qui se dessine au coin des lèvres puis me rend mon CV.

« Vous auriez mieux fait d’aller bosser chez Picard si vous aimez tellement la glace. Vous auriez au moins pu apprendre deux ou trois choses utiles. Désolé, mais il n’y a pas de places chez nous pour vous. »

Je la connais par cœur cette phrase. Apparemment c’est un humoriste connu, je ne me rappelle jamais de son nom, qui l’a sortie un matin à la radio et depuis je l’entends à chaque entretien d’embauche. Symptôme d’une société débilitante : les petites phrases d’un amuseur matinal sans compétences ni compréhension du sujet ont plus de poids que quinze ans de travaux de recherche effectués par plus de deux milles spécialistes. Ces gens là sont persuadés de tout savoir, d’avoir toutes les clefs pour comprendre des sujets qui pourtant les dépassent.

Prenons mon cas. La glaciologie, ou science des glaces, n’était certes pas un marché porteur. Tout le monde sait que les glaces fondent et donc que le métier est voué à disparaitre avec le réchauffement climatique. Tous ceux qui se sont malgré tout lancé dans ce métier sont donc pris pour des inconscients ou des cyniques. C’est du bon sens non : plus de glaces donc plus de glaciologues donc métier à éviter. Malheureusement la vie n’est jamais aussi simple.

Je suis né en juin 2003. En pleine canicule, à Antibes, dans la maison de vacances familiale. Ma maman essaie toujours de me dédouaner de mon métier en disant que j’aime la glace à cause du traumatisme inconscient que m’aurait causé cette trop grande chaleur pendant mes premiers mois. La vérité pourtant, c’est que je n’aime pas particulièrement la glace. Second enfant d’une famille aisée, j’ai suivi un cursus élitiste : collège et lycée privé à Versailles, qui aurait dû me mener tout droit à devenir banquier, comme papa, ou médecin, comme maman. Mais mes parents nous ont toujours appris, à ma grande sœur et moi, que l’éducation que l’on recevait, ne devait pas juste servir à notre enrichissement. Elle devait surtout servir à notre épanouissement. Pour ma sœur, cela passait par aider les autres. Elle a certes fait des études de médecine, mais c’était pour rejoindre Médecins Sans Frontières. Pour trouver ma voie, il a fallu que je rencontre le Professeur Bonnefond.

C’était le 4 mars 2021, je révisais pour un bac blanc je crois et en faisant des recherches sur internet, je suis tombé sur l’article du Professeur. J’ai été instantanément frappé par l’urgence de son message et par la portée de son appel. Je me suis mis à étudier comme jamais, j’ai eu mon bac haut la main et je me suis inscris à la fac où le professeur enseignait. Le premier cours que j’ai eu avec lui n’a fait que confirmer mon élan. J’allais devenir glaciologue et j’allais bosser avec le professeur.

L’article avait été écrit pour le grand public, il était didactique et court. Dedans, le professeur expliquait que les glaces étaient en train de fondre, que d’ici vingt ou vingt-cinq ans, il n’y aurait plus de glaces accessibles sur la Terre. Or toutes ces glaces contiennent une grande partie de la mémoire de notre planète. Leur composition chimique nous permet de comprendre le climat, ses modifications et l’étude de ces transitions est une de nos meilleures armes contre le réchauffement climatique. Le professeur lançait donc un appel, il avait pour projet de récupérer des échantillons de glace de tous les glaciers avant qu’ils ne disparaissent ou ne deviennent complètement inaccessible aux matériels d’extraction. Pour cela il avait besoin de fonds et d’étudiants.

Ce que le public voyait dans ceux qui s’étaient pris de passion pour la glaciologie c’était l’argent public dépensé pour payer des chercheurs à aller faire des trous dans la glace de pays exotiques. Les commentateurs de l’article ne parlaient que des longues études pour faire un métier dont l’objet allait disparaitre. En bref, pour tout le monde la glaciologie était devenue le repaire d’opportunistes cyniques prêt à sucer de l’argent public rare pour faire de longues études et un métier inutile. Mais moi, ce que j’ai vu dans cet appel, c’était la possibilité de travailler à l’archivage de la mémoire de la planète. J’ai ressenti ce besoin impérieux de participer à un projet qui permettrait aux générations futures de travailler sur des données qui n’existeraient pas sans mon travail. C’était une révélation, j’allais travailler pour le futur, pour la planète et pour la science.

Alors oui, il y avait des terroristes à attraper, une économie à relancer, des pauvres à sauver et des malades à guérir. Pourtant, et ça avait été un grand débat au sein de ma famille, des terroristes, des pauvres et des malades il y en aurait toujours. Et l’économie n’était pas repartie depuis plus de vingt ans. Alors que l’inestimable savoir conservé dans les entrailles des glaciers allait bientôt disparaitre définitivement, sans aucun espoir de pouvoir le récupérer un jour.

L’appel, à moins que ce ne soit le battage médiatique négatif autour du sujet, n’avait déclenché que peu de vocations. On ne s’est pas retrouvé nombreux dans la branche glaciologie à l’université. Alors on a vite compris qu’il ne faudrait compter que sur nous-mêmes. En plus des études, je me suis mis à l’escalade, puis à l’alpinisme. Les glaciers sur lesquels il faudrait travailler se trouvaient souvent sur des montagnes difficiles à escalader et à des hauteurs auxquelles l’oxygène se faisait rare. Je n’étais pas particulièrement sportif avant. Mais je savais qu’il me faudrait partager avec dix collègues, six tonnes de matériel à monter et redescendre avec quatre tonnes de glace en plus. J’ai étudié pendant cinq ans, fait une thèse et un doctorat sur quatre de plus. En même temps, j’escaladais de plus en plus haut, je me suis cassé la jambe et fêlé deux côtes. Mais rien ne pouvait me détourner de mon objectif.

Pendant mes quinze ans à l’ING, j’ai participé à trois missions et j’en ai dirigé cinq. Je suis monté sur les plus hautes cimes des Andes, des Alpes et de l’Himalaya. J’ai crapahuté sur les glaciers d’Islande, du Groenland et de Patagonie. Je me suis perdu dans les déserts de l’Antarctique et de Sibérie. Ca fait rêver quand j’énumère toutes ces destinations. Ce que j’en retiens c’est que j’y ai subi toutes les attaques du froid possibles et imaginables. J’ai perdu mes lobes d’oreilles et des orteils à cause d’engelures et j’ai perdu des amis, avalés par des trous dans la montagne ou happés par des avalanches.

Mais tout ce travail, toutes ces pertes ont fini par payer. Nous avions stockés des dizaines d’échantillons de tous les grands glaciers terrestres et nos recherches ont permis d’empêcher la température d’augmenter de façon dramatique ainsi que d’assainir considérablement l’air des grandes métropoles.

Nous savions tous que notre travail avait une date de péremption. Mais on n’en parlait pas entre nous, ou alors en rigolant. D’ailleurs, des blagues sur les glaciologues, on en a des bien pires que celles de ce pauvre humoriste de radio. Mais on avait une mission à réaliser, pour le bien de l’humanité. C’est peut-être grandiloquent, mais ça n’en reste pas moins vrai. Alors on ne pensait pas au futur, on ne pensait qu’à monter, creuser la glace et redescendre. Et ce n’était pas une partie de plaisir. On a visité des lieux qui semblent fabuleux, mais nous avons surtout vu leur face sombre. Et le plus grand risque que nous avons pris était la perspective de devoir reconstruire nos vies à quarante ans passés, une fois la glace fondue.

Et nous y voilà, aujourd’hui la vox populi nous a réduits à des vendeurs de glace sur les plages ou à des employés de Picard. Se rendent-ils simplement compte, tous ces braves gens, que sans mon travail, ils seraient obligés de respirer à travers un masque ? La société nous considère obsolète puisque le sujet de notre travail a disparu et elle dit que c’est bien fait pour nous. On est vu comme une vieille machine à laver dont la garantie a expiré : juste bons pour la déchetterie.

On ne demande pas grand-chose, juste que les recruteurs arrêtent de croire qu’on a gaspillé de l’argent et de l’énergie par simple amour de la glace. On l’a fait parce que la situation l’exigeait et nos résultats prouvent que nous avons eu raison. Il est plus facile de cacher nos réussites sous de l’humour bête pour ne pas avoir à se dire que finalement des scientifiques comme nous ne sont pas que d’incorrigibles rêveurs mais qu’on a apporté plus à la société qu’eux. Alors oui, on a fait de longues études et nos sujets d’intérêt paraissent abscons. Mais si ces petits employés de bureau à courte vue pouvaient faire l’effort de gratter un peu la surface, peut-être qu’ils comprendraient qu’on n’a pas choisi ce métier pour profiter du système, mais qu’on a pris des risques pour leur bien-être.

Tag(s) : #Textes
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :