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Jour 0

Il est tranquillement assis sur son tabouret habituel, les coudes sur le zinc, la tête dans les mains et le regard perdu au fond de son verre, vide ; pour la sixième fois de la soirée déjà. Il ne sait pas si il boit plus vite qu’avant ou si ce sont les heures qui passent plus lentement, mais il sait qu’il va devoir prendre un septième verre maintenant si il veut tenir jusqu’à la fermeture.

Le mot « misérabilisme » lui trotte dans la tête. Il pousse son verre vers la tireuse et fait signe au barman de lui remettre une pinte. La bière est aqueuse, sans goût et tiède, mais pas chère. La quantité vaut mieux que la qualité en ce moment.

Objectif atteint : il est minuit. Il rentre chez lui en titubant. Il a un quart d’heure de marche. Le temps qu’il faut à la vessie pour se remplir de toute la bière bue. Il se soulage sur les pneus d’une voiture grise, ou peut-être bleue. Qu’importe !

Il sort péniblement sa clef de sa poche en arrivant devant son immeuble. Il rate deux fois la serrure avant de réussir à ouvrir la porte d’entrée. Il fait craquer le vieux bois des marches de l’escalier.

A minuit et demie enfin il dort. Son sommeil est vide, les rêves et le repos absorbés par le tourbillon que l’alcool crée dans son cerveau. Il se réveillera vers onze heures, encore plus fatigué de la vie que la veille.

 

Jour 1

Il est tranquillement assis sur son tabouret habituel, les coudes sur le zinc, la tête dans les mains et le regard perdu au fond de son verre ; plein pour la troisième fois de la soirée déjà. Le rituel immuable continue la lente destruction de son âme.

Un bruissement sur sa gauche attire son attention. Il imagine plus qu’il ne sent un effleurement dans son dos mais cela suffit pour le sortir de sa torpeur.

Il retire sa tête de ses mains et se retourne. La silhouette s’engouffre déjà dans les toilettes.

Il rumine. Il n’aime pas être dérangé. A force de lancer des regards noirs aux habitués, il s’est créé un espace vide autour de lui. Espace qui vient d’être violé. Il rumine en guettant la porte de toilettes.

Lorsqu’elle sortit enfin, il la jugea en un coup d’œil : trop de maquillage, des hanches larges et un air hautain. Il la détesta dans l’instant.

Il lui jeta un regard d’une noirceur de bitume. Elle passa derrière lui sans même le voir et s’installa au comptoir, à sa gauche. Il remit sa tête dans ses mains. Il n’avait même pas la force de s’énerver contre elle ce soir.

 

Jour 2

Il est 19h, il pousse la porte du bar. Comme tous les jours il traine son air abattu sur ses épaules basses et racle le sol de ses pieds. Elle est là ! Sur son tabouret ! Il s’approche d’elle et grommèle : « Ma place. »

Elle tourne dédaigneusement la tête vers lui, le regarde de haut en bas puis retourne à son verre : une tentative ratée de cocktail élégant. Sans un seul mot elle l’avait envoyé balader.

Il s’installe plus loin, commande sa première pinte et rumine, complote et jette des regards noirs toute la nuit.

Il est minuit, malgré les huit pintes, il est plus clair que d’habitude. Une énergie étrange s’est emparée de lui. Il serre des poings sur le chemin du retour, sa frustration grandit. Il passe devant la voiture bleue-grise sans s’arrêter. Il ne s’endort pas comme une souche en tombant dans son lit. Il fulmine encore un peu. Il se réveillera vers dix heures, moins fatigué que la veille.

 

Jour 6

Trois jours qu’il arrive à 19h et que sa place est prise par la petite nouvelle. Et le pire c’est que tout le monde semble l’aimer. Le barman lui fait les yeux doux et les autres clients la traitent comme une princesse. Personne d’autre que lui ne semble comprendre qu’elle manipule tout son monde avec ses yeux de biche et ses vêtements trop moulants.

Aujourd’hui, il en a assez, il arrive à 18h30 et il s’assoit à sa place. Enfin ! Il esquisse un sourire. Le premier depuis… Le barman semble s’inquiéter de cette bonne humeur passagère et lui apporte la première de ses multiples pintes de la soirée.

Il a à peine le temps de poser ses lèvres sur le liquide jaune qu’elle arrive. Il cache tant bien que mal le sourire narquois qui lui plisse les lèvres avec son verre.

Sans un seul regard dans sa direction, elle s’assoit sur le tabouret à sa droite et commande son cocktail tropical.

Il fulmine. Toute la journée il s’était régalé d’avance de voir la tête qu’elle ferait lorsqu’elle constaterait qu’il lui avait pris sa place et le moment venu : rien ! Pas une remarque, pas un regard. Elle s’était assise comme si de rien n’était.

Une liste d’insultes colorées et imagées se met à tourner en boucle dans sa tête, si vite que cela lui donne le tournis. Il en avale sa pinte d’une traite et commande la suivante d’un air mauvais. Le barman est soulagé de le voir revenir à son état naturel. Mais le barman ne perçoit pas la tempête intérieure qui continue de faire trembler les fondations de l’apathie de son client.

 

Jour 7

Il est là de nouveau à 18h30 et s’assoit sur son tabouret. Dans sa tête, la jeune femme devrait au moins essayer de lui disputer cette place. Mais aujourd’hui pas plus qu’hier elle ne semble prendre conscience du rôle qu’il voudrait lui faire jouer. C’est pire que d’être ignoré. Alors il fulmine.

 

Jour 8

Il a encore en travers de la gorge la totale absence de réaction de la jeune femme les deux jours précédents. Son plaisir avait été gâché. Il avait espéré qu’elle lui demande la place afin qu’il puisse l’envoyer paître. Il avait imaginé des centaines de scénarii, tous plus alambiqués, dans lesquels il l’insultait sur tous les tons. Il y avait tellement pensé, qu’il n’en avait quasiment pas dormi. Alors il n’arrive au bar qu’à 19h. De toute façon, puisqu’elle n’en veut pas de cette place, il ne va plus faire l’effort de la lui contester.

Il passe la porte et, tête basse va s’assoir à sa place. Il commande sa première pinte avec sa mauvaise humeur habituelle. Le temps que la boisson arrive, il a eu le temps de se gratter le bas du dos trois fois. Il prend le verre, avale sa gorgée silencieusement et sursaute légèrement lorsqu’une petite voix s’élève à sa droite. « Excusez-moi, vous êtes à ma place » lui dit la jeune femme.

Alors toute l’aigreur accumulée sort d’un coup. Il tempête, explose et ventile. « Comment ça c’est votre place, je suis assis ici depuis près de six mois. Ce n’est pas parce que vous y avez posé vos fesses pendant quelques jours que vous pouvez vous attribuer la place. » Il continue ainsi à hurler pendant quelques minutes. Personne ne réagit à l’explosion, tous baissent les yeux et laissent la jeune femme subir les foudres. La voix légèrement tremblante, celle-ci reprend. « Pouvez-vous au moins me passer mon sac ? » Elle pointe le sol vers l’un des pieds du tabouret.

La douche froide le saisit sur l’instant. Il attrape le sac et lui passe sans la regarder. Elle le prend et le serre contre elle entre ses deux bras. Sans un mot elle va s’assoir un peu plus loin. La voix toujours tendue, elle commande son cocktail fluorescent.

 

Il s’en veut. Il essaie de se justifier, mais même à ses oreilles ses excuses sonnent creuses. Il vide sa première pinte d’un trait et commande la deuxième. Il ne s’en rend pas encore compte, mais ses yeux se sont éclaircis et ses épaules sont moins tombantes. Le poids qu’il semblait porter tout ce temps s’est envolé.

Alors qu’il sirote son deuxième verre, il a un déclic. Il se lève et va voir la jeune femme. Elle le regarde arriver du coin de l’œil et se passe le dos de l’index sous les paupières. Il s’excuse. Elle ne réagit pas. Il s’excuse platement. Elle le regarde plus franchement, toujours sans rien dire. Il lui promet qu’il ne recommencera jamais. Il admet avoir fait une erreur et que son comportement a été impardonnable. Et pourtant il promet qu’il fera tout pour se faire pardonner. Alors seulement elle accepte de le regarder et quand les yeux de la jeune femme attrapent les siens, son cœur rate un battement.

 

Jour 40

Depuis près d’un mois maintenant il arrive en souriant dans le bar. Il s’assoit à sa place et commande son verre et un cocktail et dès qu’elle arrive, il se lève et lui laisse le tabouret. Il prend place juste à côté d’elle. A sa demande, le barman a dépoussiéré un vieux jeu de backgammon. Il met soigneusement en place les pièces sur le plateau et pendant deux heures ils jouent.

Un soir elle lui demanda s’il pouvait la raccompagner. Elle ne se sentait pas bien et ne voulait pas marcher seule dans la rue. Depuis, ils partent souvent ensemble. Les premiers jours il ne s’attendait pas à être invité à l’intérieur. Mais à force, il aurait quand même bien aimé être invité à prendre ne serait-ce qu’une tasse de thé.

Son regard sur elle a évolué aussi. Maintenant il ne trouve plus qu’elle porte trop de maquillage, il dit qu’elle sait se mettre en valeur. Quant à ses hanches trop larges, elles sont devenues voluptueuses. C’est pourquoi, il n’aurait pas dit non à être invité pour plus qu’une tasse de thé non plus. Mais il sait que cela n’arrivera pas et ne s’en formalise pas.

Néanmoins, cette nuit où il est laissé sur le pas de la porte alors qu’il pleut des cordes, un léger doute pointe le bout de son nez. Il lui avait tout offert sans arrière-pensées aussi ne peut-il lui en vouloir de ne rien offrir en retour. Mais l’absence de réciprocité des efforts commence à lui peser.

 

Jour 41

Il a laissé la place d’honneur, mais ce soir, il n’a pas commandé de cocktail fluo pour elle. Il sirote sa bière  en espérant que l’absence de cette petite attention qu’il a pour elle depuis près d’un mois servira à ce qu’elle se rende enfin compte de tout ce qu’il fait pour elle.

Elle arrive, s’installe et commande. Pas de bonjour, pas de regard pour lui. Il n’en revient pas. Il se penche vers elle et lui glisse un bonjour en souriant. Elle lui sourit chaleureusement. Il se rapproche d’elle, lui demande comment s’est passée sa journée et la discussion reprend comme la veille.

Il la raccompagne chez elle ce soir encore, pas une seule mention n’est faite de l’absence du cocktail. Il n’a pas compris qu’elle ne lui dise pas bonjour d’elle-même. Alors il préfère ne pas le mentionner de peur que la réalité ne s’impose à lui.

 

Jour 53

Il est tranquillement assis sur son tabouret habituel, les coudes sur le zinc, la tête dans les mains et le regard perdu au fond de son verre, vide ; pour la sixième fois de la soirée déjà. Il ne sait pas si il boit plus vite qu’avant ou si ce sont les heures qui passent plus lentement, mais il sait qu’il va devoir prendre un septième verre maintenant si il veut tenir jusqu’à la fermeture.

Elle ne vient plus. Depuis trois jours il l’attend, mais elle a disparu. Sans un mot, sans un au revoir, sans un merci.

Il comprend maintenant seulement qu’elle n’avait jamais été intéressée par lui. Il avait espéré, il avait donné sans compter mais il n’avait fait que se démener dans le vide, tout seul. Il oscille entre haine et compassion. Il dirige ces sentiments sur elle autant que sur lui-même. Alors il noie son vague à l’âme.

Il ne pisse même pas contre la voiture bleue ou grise. Ou jaune ou verte après tout, qu’est-ce qu’on s’en fout de cette foutue couleur ? Désormais il vacille entre dérision et colère, entre trop vide et trop plein. Jusqu’à la prochaine peut-être, même s’il ne sait plus s’il doit espérer la prochaine femme ou la prochaine bière.

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